Le 8 mai 1945 en Algérie: Une tragédie pour préparer le 1er Novembre 1954

mai 2022
Article par Abed Charef/RLS

Avec le 1er Novembre 1954, qui a marqué le déclenchement de la guerre de libération, le 8 mai 1945 constitue la date la plus forte, au plan symbolique et historique, de l’Algérie au 20ème siècle. Symbole de la brutalité de l’ordre colonial et de la répression poussée à son paroxysme, d’un côté, symbole du martyr et du sacrifice, de l’autre côté, le 8 mai  a fermé définitivement une porte, celle du dialogue et du compromis. Il a consacré le refus de tout dialogue du système colonial avec un monde colonisé qui aspirait à la liberté, poussant à une rupture majeure dans l’histoire de l’Algérie, une rupture qui a transformé les courants nationalistes sur un plan politique, générationnel, et psychologique, accélérant le basculement du mouvement national vers le choix de la lutte armée.

 

Rappelons d’abord ce qu’a été le 8 mai 1945. Alors que l’Europe célébrait la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie, des milliers d’Algériens ont été tués dans la répression de manifestations dans différente régions du pays, principalement dans le nord-est. 45.000 selon la martyrologie algérienne, autour de 15.000, selon des historiens français, contre une centaine de victimes côté français. Il faut aussi rappeler que cela se passait en temps de paix, qu’il n’y avait pas de guerre en Algérie, que les victimes étaient des civils.

A l’origine, des manifestations organisées le 1er mai avaient déjà été réprimées, faisant des morts. Des manifestations de protestation devaient être organisées le dimanche suivant, 8 mai, dans une certaine confusion. La répression a été inouïe, avec la participation de l’armée, de la police, et de colons organisés en milices. Des images ont émergé de ces évènements : des cadavres qu’on tentait de faire disparaitre dans des fours à chaux à Guelma, des victimes jetés du haut de falaises à Kherrata, la chasse à l’homme organisée dans les « quartiers arabes » à Sétif. De nombreux écrits ont été consacrés à cet évènement, dont le plus complet est celui de l’historien Redouane Aïnad Tabet, Le 8 mai 1945 en Algérie.

 

Le 8 mai a constitué un choc immense pour la population algérienne, et a provoqué un véritable traumatisme pour les élites politiques, celles qui étaient déjà à la tête des partis nationalistes comme celles qui étaient alors en formation.

Jusque-là, et malgré leur opposition, plus ou moins radicale à l’ordre colonial, les dirigeants nationalistes se cantonnaient dans une action strictement légaliste et pacifique. La brutalité de la répression, et la sauvagerie de l’administration et de différents appareils au service du système colonial, les ont à la fois choqués, et poussés à envisager de sortir du cadre légal.

En outre, cette répression avait brutalement mis fin au bouillonnement qui avait entouré la création des AML (Amis du Manifeste de la Liberté), un mouvement qui avait rassemblé les courants indépendantistes autour d’un document transmis à l’administration américaine, dans l’enthousiasme du débarquement américain en Algérie en 1942.

Toute une génération, qui allait directement initier la guerre de libération, était née à la politique dans cette ferveur des AML, avant d’être brutalement ramenée à la réalité : Larbi Ben M’Hidi, Hocine Aït-Ahmed, Mourad Didouche, Rabah Bitat, Lakhadar Ben Tobbal, Abelhafidh Boussouf, et d’autres, n’avaient pas encore vingt ans, ou venaient à peine de dépasser cet âge à la fin de la seconde guerre mondiale.

Un autre profil de futurs dirigeants de la guerre de libération avait été frappé de manière encore plus brutale : ceux qui avaient été mobilisé pour fait la seconde guerre mondiale dans les rangs de l’armée française face à l’Allemagne nazie, et qui, une fois démobilisés, ont mesuré l’ampleur de ce que l’armée française avait fait subir à leurs compatriotes. On peut citer parmi eux Ahmed Ben Bella, Mostéfa Ben Boulaïd, Krim Belkacem, et tant d’autres, qui étaient à peine un peu pus âgés.

Toute cette génération était donc à ses premiers balbutiements politiques quand elle a été violemment confrontée au 8 mai 1945. Son destin était alors tout tracé. Elle va basculer sur deux points essentiels : mettre la lutte armée au cœur du projet national, et vouer un culte, une sorte d’adoration, à l’organisation, le fameux nidham, un mot qui a survécu au temps et qui est encore en usage aujourd’hui, pour désigner un système ou un modèle d’organisation. Appartenir au « nidham » et se mettre à son service était devenu la valeur suprême, cela relevait presque du sacré.

Ce modèle d’organisation constitue le contre-exemple de ce qu’a été le 8 mai 1945 : l’organisation méticuleuse et la discipline face à l’improvisation, le culte du secret contre l’action spectaculaire, la mise en place de structures et de réseaux pour pallier à la faiblesse de l’action spontanée. Cet esprit et cette méthode transparaissent de manière puissante à travers le premier tome des mémoires de Lakhdar Ben Tobbal, publié en 2021, un livre qui décrit de manière poignante le climat politique et psychologique qui a prévalu avant le 8 mai 1945 et les conséquences de cet évènement sur l’évolution future de l’Algérie.

(Il est d’ailleurs parfaitement possible d’établir un parallèle entre ce qu’a été la révolution de 1905 en Russie par rapport à celle de 1917 : une sorte de répétition à blanc, sans véritable préparation, avec beaucoup de victimes et de dégâts, avant d’en tirer les leçons pour assurer le succès d’une opération plus réfléchie, plus élaborée, mieux organisée).

 

Tout ceci est étudié, discuté, disséqué, au sein des structures du Parti du Peuple Algérien (PPA), dissous après le 8 mai 1945 et qui réapparaitra sous l’appellation de Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques (MTLD). La réflexion a abouti à un rapport d’une teneur exceptionnelle présenté par Hocine Aït-Ahmed au comité central du MTLD en 1948. Le document, résultat d’une réflexion collective, est une des tentatives de théorisation les plus élaborées sur la guérilla, en cette période où le monde vit les dernières années de l’ère coloniale.

Ce processus débouche, deux années plus tard, en sur la création de l’Organisation Spéciale, l’OS, une structure secrète qui sera la matrice à travers laquelle seront créés le Front de Libération Nationale et l’Armée de Libération Nationale (FLN-ALN) en 1954, lesquels vont à leur tour générer l’Etat algérien en 1958 et toutes les institutions qui vont suivre.

Les principales leçons du 8 mai 1945 ont été vitales pour la réussite du 1er Novembre 1954. Culte du secret, discipline, organisation, établissement d’une hiérarchie stricte, création de réseaux, et, surtout, imposer son propre agenda, plutôt que de réagir à des conjonctures ou de évènements : tout cela a pris le contre-pied de la spontanéité et de l’improvisation du 8 mai 1945, ce qui a permis de faire en sorte que la préparation et le déclenchement d’un mouvement aussi important que la guerre de libération a été décidé de manière totalement autonome, et n’a été, à aucun moment, détecté par les services de sécurité français. Ce qui permet d’affirmer que le 8 mai 1945 n’a pas été une répétition générale avant le 1er Novembre, mais plutôt un contre-modèle, une expérience dont il fallait tirer les leçons.

Par ailleurs, un anniversaire aussi chargé de symboles était naturellement destiné à devenir consensuel. Il est revendiqué par tous les courants politiques, des libéraux aux islamistes, en passant par les communistes et, évidemment, les nationalistes historiques. Il occupe une place de choix aussi bien dans la martyrologie officielle que populaire.

Il y’a, certes, quelques rares critiques sur la célébration officielle de l’évènement, le pouvoir étant accusé d’exploiter l’histoire pour se maintenir. Mais comme pour le 1er Novembre, la tendance est plutôt inverse : pouvoir et oppositions sont en compétition pour s’approprier l’évènement, et sont engagés parfois dans une sorte de surenchère ‘en revendiquer.

 

Abed Charef est journaliste algérien, écrivain et fondateur d’El-Khabar, l’un des journaux les plus lus d’Algérie.

Photo: Un rassemblement organisé par le Parti du peuple algérien au début des années 1940 (Wikimedia Commons/Auteur inconnu)

 

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