La “Nouvelle République” d’Al-Sissi

octobre 2022
Research par Sofian Philip Naceur/RLS
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La “Nouvelle République” d’Al-Sissi

Comment la frénésie immobilière en Égypte participe à maintenir le régime au pouvoir

 

 

L’État semble être un corps maintenu en vie, parcouru par une multitude de tuyaux, des médecins étrangers lui administrant de temps en temps des prêts de stéroïdes ou appliquant des chimiothérapies d’ajustement structurel. Nous étudions les tuyaux, l’infrastructure, les réseaux industriels et commerciaux qui traversent l’État pour comprendre comment il est maintenu en vie.

-Omar Robert Hamilton, 2022[1]

 

Neuf ans après la prise de pouvoir sanglante du président Abdel Fattah Al-Sissi, l’Égypte est quasiment méconnaissable. Les grues, les bétonnières et les grands chantiers de construction sont omniprésents. Dans le Grand Caire, dans le delta du Nil, le long de la côte méditerranéenne et dans la péninsule du Sinaï, d’innombrables nouvelles routes et autoroutes se frayent un chemin à travers les villes densément peuplées et le désert aride. Depuis plusieurs années, l’immobilier de luxe, les lotissements de logements sociaux, les stations touristiques et les ponts poussent comme des champignons à travers le pays. Depuis 2015, à l’est des quartiers huppés du Caire, le Nouveau Caire et Tagamoa el-Khamis, une nouvelle capitale administrative (NCA) prévue pour 6,5 millions d’habitants est en cours de construction sur une vaste parcelle de terrain désertique. Ce mégaprojet est de loin la plus vaste et la plus prestigieuse opération menée par l’ancien chef de l’armée Al-Sissi.

 

Le président, qui dirige le pays d’une main de fer depuis 2013, inaugure constamment de nouveaux projets de construction, toujours accompagnés dans les médias publics et privés pro-régime d’une bruyante fanfare nationaliste, sous les applaudissements des investisseurs internationaux. Pour Al-Sissi, sa “vision” de l’Égypte, qu’il a coutume de surnommer la “nouvelle république” depuis 2021, n’incarne rien de moins que le début d’une ère nouvelle, l’aube d’un avenir moderne promettant prospérité et renouveau et attisant la fierté nationale. Mais tout cela est essentiellement financé par des prêts et des investissements étrangers qui se chiffrent en milliards. Ainsi, cette tentative de modernisation active semble bien moins durable qu’Al-Sissi et son régime ne le laissent entendre, et sa construction repose sur des sables mouvants. Le château de cartes tient toujours debout, mais l’économie égyptienne se retrouve une fois de plus en crise.

 

La pandémie de Covid-19 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie ont plongé l’Égypte dans une grave crise économique, monétaire et de la balance des paiements, le pays restant fortement dépendant des importations et des entrées de capitaux en provenance de l’étranger. Les réserves de devises étrangères n’ont pu éviter un nouvel effondrement que grâce aux importants transferts de fonds effectués par les États du Golfe, tandis que le régime militaire tente de contrer le creusement spectaculaire du déficit de la balance des paiements et la fuite des capitaux déclenchées par les deux crises mondiales. À l’approche de la conférence des Nations unies sur le changement climatique (COP27) qui se tiendra en novembre 2022 dans la station touristique de Charm el-Cheikh, Al-Sissi mise sur l’écoblanchiment et présente l’Egypte comme un nouvel eldorado pour les investissements “verts”, pionnier auto-proclamé de la transition énergétique. Si cette stratégie semble fonctionner – d’innombrables accords et protocoles d’entente sur les investissements verts ont été signés depuis 2021 par des gouvernements et des entreprises étrangères – le régime a un besoin urgent de trouver rapidement d’autres sources de devises étrangères, et tente de transformer l’Égypte en une plaque tournante pour l’exportation de gaz fossile et d’électricité verte vers l’Europe. Malgré la surcapacité des centrales électriques locales fonctionnant au gaz fossile, le gouvernement a temporairement rationalisé la consommation d’électricité pour pouvoir exporter davantage de gaz fossile, même sur le court terme.[2]

 

Entre-temps, l’industrie égyptienne de la construction et de l’immobilier a été largement épargnée par les crises mondiales, et continue de prospérer. Alors que le secteur de la construction représentait 7,1 % du produit intérieur brut (PIB) en 2020/2021, le secteur de l’immobilier a atteint le chiffre étonnant de 11,4 % la même année, et est désormais le quatrième contributeur de l’économie égyptienne.[3] Ces deux secteurs sont aujourd’hui indispensables à cette dernière, car ils attirent d’importants investissements et flux de capitaux nationaux et étrangers, et génèrent des millions d’emplois. Mais pourquoi ces deux secteurs ont-ils connu une croissance aussi forte depuis la prise de pouvoir d’Al-Sissi ? Les innombrables mégaprojets financés par des prêts et portés par le régime, l’armée et les sociétés de construction et d’immobilier gouvernementales et privées ont-ils réellement un impact sur la balance des paiements ? Le boom de la construction est-il uniquement motivé par les intérêts des entreprises et, comme le prétendent constamment Al-Sissi et les représentants du gouvernement et du secteur privé, par les politiques de modernisation promues par le régime ? La frénésie immobilière ne serait-elle pas également motivée par des objectifs politiques, directement liés à la révolution de 2011 ?

 

Le projet de nouvelle capitale est en réalité prévu pour les riches élites égyptiennes et les institutions de l’Etat, isolée du reste du pays et loin des quartiers informels appauvris de Gizeh. Même la place Tahrir, symbole du soulèvement de 2011, se trouve à bonne distance. Le ministère de l’Intérieur, autrefois situé à deux pas de la place, a déjà été déplacé en 2016 au Nouveau Caire, en périphérie de la ville. Le reste du gouvernement suit désormais le mouvement, en s’installant progressivement dans le nouveau quartier gouvernemental de la NCA. Une grande partie de la classe supérieure et de la classe moyenne égyptiennes va lui emboîter le pas. Le projet exacerbe la ségrégation sociale, et continue de tirer un “rideau de fer” sur la société. Avec la création de la NCA, les gated communities des classes supérieures et moyennes de l’est du Caire se transforment en une véritable ville fortifiée.

 

Image 1. Plan d’action de la nouvelle capitale administrative © ACUD, 2018

 

Les projets de construction effrénée du gouvernement sont sans aucun doute alimentés par un l’existence d’un fossé de plus en plus profond entre les classes sociales, mais ces projets sont généralement justifiés dans le discours officiel par le besoin de logements dans un contexte de croissance démographique.[4] Mais l’augmentation de la population est-elle vraiment la raison principale du boom immobilier et du manque criant de logements abordables ? Après tout, un nombre effarant de 11,7 millions de logements étaient vacants en Égypte en 2017.[5] Alors que les programmes de logements sociaux sont loin d’être à la hauteur de la demande, le marché est littéralement inondé de logements de haut standing. Cette surproduction peut s’expliquer par de multiples facteurs, résumés par l’urbaniste Yahia Shawkat :

 

Le secteur du logement, c’est de l’argent… Les investisseurs nationaux et étrangers, ainsi que les spéculateurs, ont profité d’un marché immobilier déréglementé pour réaliser ce qu’ils pensent être un profit garanti… Mais cette dérégulation opérée par le gouvernement a entraîné une érosion inexorable de l’accessibilité financière.[6]

 

Le boom de la construction peut également s’expliquer par la nécessité pour Al-Sissi de racheter la loyauté des élites égyptiennes envers son régime, après son effondrement partiel en 2011. Le secteur de la construction constitue aujourd’hui un nouvel outil essentiel pour créer et stabiliser les réseaux clientélistes au sein d’une classe dirigeante fragmentée, comme cela avait déjà été le cas sous l’ancien président Hosni Moubarak. Pourtant, les moyens déployés par Al-Sissi pour maintenir les loyautés politiques ressemblent terriblement à ceux de l’ère Moubarak. Le secteur immobilier est donc “trop important pour faire faillite”, mais il sert aussi à justifier la politique autoritaire d’Al-Sissi. Ces dernières années, le pouvoir a surtout cherché à afficher sans cesse la puissance militaire de l’armée, alimentée par les exportations d’armes des gouvernements occidentaux, et illustrée par des vidéos diffusées par l’armée de sous-marins ou d’avions de chasse nouvellement acquis. Le régime inonde désormais les écrans de télévision et les réseaux sociaux d’un flux constant d’images rutilantes, présentant de grands chantiers de construction et des projets déjà achevés. Pourtant, l’obsession d’ériger des mégaprojets immobiliers dans le désert “n’a pas grand-chose à voir avec le développement, mais a beaucoup à voir avec la légitimité de l’État, le besoin de fabriquer de l’espoir et de créer les symboles d’une nouvelle Égypte”, écrit l’urbaniste David Sims.[7]

 

Avec ces mégaprojets, Al-Sissi cherche également à se représenter en dirigeant d’exception, s’inscrivant ainsi dans la lignée des régimes autoritaires dont le pouvoir est étayé par des monuments architecturaux. Les mégaprojets dans le secteur du logement sont donc un moyen d’atteindre cet objectif : “Le logement est politique. Presque tous les dirigeants égyptiens des neuf dernières décennies, du roi Fouad au président Abdel Fattah Al-Sissi, se sont directement associés à au moins un projet de logement à grande échelle”, explique Yahya Shawkat.[8] Mais les comparaisons avec les anciens présidents égyptiens Gamal Abdel Nasser, Anwar Al-Sadate ou Hosni Moubarak ne sont pas les seules à nous éclairer sur cette question, il faut aussi tourner le regard vers le XIXe siècle.

 

En 1805, Muhammad Ali Pacha devient le nouveau gouverneur de la province ottomane d’Égypte et, à une époque où émergent les mouvements indépendantistes, le dirigeant lance une campagne de modernisation de l’économie et de l’État. Sous le règne du khédive Ismaïl, petit-fils d’Ali qui a régné de 1863 à 1979, l’Égypte passe du statut de colonie à celui d’État tributaire. Ismaïl, plus tourné vers les puissances européennes que vers l’Empire ottoman, fait construire des centaines de ponts, des dizaines de sucreries et d’innombrables routes, lignes de chemin de fer et ports en quelques années seulement, et fait augmenter les recettes de l’État provenant des exportations agricoles en récupérant les terres désertiques. Mais les projets d’infrastructure sont largement financés par des prêts européens, tout comme les projets prestigieux tels que l’opéra khedival du Caire – célèbre pour avoir accueilli la première de “Aïda” de Giuseppe Verdi en 1871 – ou le centre-ville du Caire, dont l’architecture était censée imiter Paris. Le pays tombe dans le piège de la dette. En raison des dettes impayées de l’État, Ismail est destitué en 1879 sous la pression de ses créanciers. En 1882, l’Empire britannique prend le contrôle du trésor égyptien, et donc du pouvoir politique dans le pays.[9]

 

Image 2. Ministère des Affaires étrangères dans la nouvelle capitale administrative © Sofian Philip Naceur, 2021

 

Tout comme sous le règne d’Ismail, la politique de modernisation est aujourd’hui censée amorcer la transition vers une ère moderne et renforcer la souveraineté nationale. Sous Al-Sissi, cependant, la dépendance de l’Égypte envers l’étranger ne se réoriente plus d’une puissance mondiale à une autre, mais cherche plutôt à se diversifier. Les prêts, les dépôts et les investissements proviennent désormais à parts égales de l’Europe, de la Chine, de l’Amérique du Nord, de la Russie et des États du Golfe, tandis que le régime est parvenu jusqu’à présent à concilier les intérêts divergents de ses prêteurs. Néanmoins, il s’agit de se demander si le régime sera en mesure de soutenir sur le long terme sa politique de modernisation et de construction, fondée sur la cession de terres domaniales par le biais de transferts de capitaux de l’étranger, et de nouvelles dettes. Au vu de l’importance du secteur immobilier pour l’économie et la légitimité du pouvoir du régime, ce rapport vise à examiner de plus près les origines et les mécanismes du boom immobilier (chapitre 1), avant de décrire et recenser les projets les plus importants mis en oeuvre par Al-Sissi (chapitres 2 et 3) et d’illustrer comment l’armée a étendu son influence dans le secteur immobilier depuis 2013, afin de déterminer le rôle joué aujourd’hui par l’industrie pour la stabilité du statu quo en Égypte (chapitre 4).

 

[1] Omar Robert Hamilton, “Before the COP: Sustainable power”, Mada Masr, 16 juin 2022, disponible sur https://www.madamasr.com/en/2022/06/16/opinion/politics/before-the-cop-sustainable-power/. Consulté le 9 juillet 2022.

[2] Voir Sarah Samir, “Egypt aims to boost natural gas exports by rationalizing electricity consumption”, Egypt Oil and Gas, 10 août 2022, disponible sur https://egyptoil-gas.com/news/egypt-aims-to-boost-natural-gas-exports-by-rationalizing-electricity-consumption/. Consulté le 8 septembre 2022.

[3] Voir Yahia Shawkat, “Who Owns Cairo?” Marsad Omran, 12 septembre 2022, disponible sur https://marsadomran.info/en/2022/09/2535/. Consulté le 16 septembre 2022.

[4] En 2021, la population a augmenté de 1,88 %, passant de 72,6 millions de personnes en 2006 à 106 millions en 2022, tandis que le taux de natalité est en baisse constante depuis des années et s’établit à 2,8 enfants en 2022 (3,5 en 2014), selon l’Agence centrale égyptienne pour la mobilisation publique et les statistiques (CAPMAS). Voir El-Sayed Gamal el-Din et Zeineb el-Gundy, “Le taux de fertilité par femme en Egypte a chuté de 20% depuis 2014”, Ahram Online, 30 août 2022, disponible sur https://english.ahram.org.eg/NewsContent/1/1236/474171/Egypt/Health/Fertility-rate-per-woman-in-Egypt-declines-by—sin.aspx. Consulté le 4 septembre 2022. [En anglais]

[5] Voir Salma Shukrallah et Yahia Shawkat, “Government policy commodifies housing”, Marsad Omran, 17 November 2017, disponible sur https://marsadomran.info/en/policy_analysis/2017/11/1218/. Consulté le 9 juillet 2022.

[6] Yahia Shawkat, Egypt’s Housing Crisis, Le Caire, Presses de l’Université américaine du Caire, 2020, p. 1.

[7] Voir David Sims, Egypt’s Desert Dreams, Le Caire, Presses de l’Université américaine du Caire, 2018, p. xviii.

[8] Shawkat, Egypt’s Housing Crisis, p. 1.

[9] Voir F. Hunter, “Egypt under the successors of Muhammad ’Ali”, The Cambridge History of Egypt, vol. 2, édité par M. W. Daly, Presses universitaires de Cambridge, 1998, pp. 180-97.