Accord fiscal mondial – Perspectives de Tunisie

mai 2022
Article par Chafik Ben Rouine

Introduction

Le 1er Juillet 2021, 130 pays se sont mis d’accord sur un nouveau cadre pour reformer les règles du système fiscal international. Ce Cadre doit entrer en vigueur en 2023 et les pays signataires sont actuellement en train de l’implémenter au niveau national. Ce sujet sera également abordé pendant la présidence allemande du G7. Les “priorités politiques” énoncent que ces décisons doivent être mises en oeuvre dans les temps et soulignent l’importance de renforcer la capacité des pays dans la mise en oeuvre. Ce nouveau plan repose sur deux piliers qui viennent conclure un long débat dans le cadre du BEPS (Erosion de l’assiette fiscale et transfert des bénéfices, BEPS) pour remédier aux défis posés par la taxation des entreprises multinationales (EMN). Comme nous allons le voir, cet accord est proprement historique et vient chambouler des règles établies depuis un siècle. Cet accord a été décrié par la société civile dans les pays du Nord comme les pays du Sud[1]. Quels sont les changements fondamentaux opérés par cet accord mondial ? Quelles sont les principales critiques envers cet accord ? Quel impact va avoir cet accord sur les pays du Sud et en particulier sur un pays tel que la Tunisie ? Quelles alternatives seraient plus adéquates pour un pays comme la Tunisie ? C’est à ces questions que nous allons tâcher de répondre dans cet article.

Un accord historique

Avant de rentrer dans le détail de l’accord et de ses deux piliers, un bref historique sur la taxation des multinationales est important afin de mettre en perspective cet accord. Avant cet accord, la taxation des entreprises multinationales a reposé sur ce qui est communément appelé le « compromis des années 1920 »[2]. Ce compromis repose sur la répartition des droits d’imposition entre le pays où l’activité a lieu (le pays source) et le pays de résidence de la multinationale (où réside le bénéficiaire final). Ainsi, les revenus actifs de la MNE sont taxés par le pays source et les revenus passifs (notamment les dividendes, les intérêts ou encore les royalties) sont taxés par la pays de résidence. C’est le cœur même des traités de non double imposition qui ont pour objectif de s’accorder sur la répartition des droits d’imposition entre revenus passifs et actifs entre le pays source et le pays de résidence. Cependant, à mesure que l’activité économique internationale s’est complexifiée avec le commerce des services puis avec l’apparition de la digitalisation du commerce, ce compromis a paru de moins en moins adapté à la situation. En effet, la notion de pays source est devenue plus difficile à définir lorsque l’activité économique s’est digitalisée et la notion de pays de destination (là où les ventes ont lieu) est apparue afin d’y remédier. De plus, de nombreux pays ont mis en place des exemptions et des incitations fiscales afin d’attirer les MNE dans leur pays à travers des exonérations d’impôt sur les sociétés de 10 ans, des exonérations de TVA ou autres ayant un coût très élevé, particulièrement pour les pays en voie de développement. Les MNE ont développé des stratégies de planification fiscale leur permettant d’optimiser la répartition de leurs revenus afin de minimiser leurs impôts. C’est principalement pour lutter contre ces stratégies que le BEPS (Inclusive Framework on Base Erosion and Profit Shifting) a été créé et a commencé à réfléchir sur une refonte du système fiscal international ayant abouti à l’accord de juillet 2021.

Alors que le Pilier Un de l’accord est censé garantir une répartition plus équitable des droits d’imposition des Etats pour ce qui concerne les grandes entreprises multinationales, notamment ceux de l’économie numérique, le Pilier Deux porte sur l’impôt minimum mondial.

Pilier Un : un accord inachevé

Le Pilier Un pose un jalon dans la bonne direction de l’impositions des revenus issus de la digitalisation de l’économie mondiale. En effet, le Pilier Un pose le principe de la taxation des revenus pour les pays de destination (là où les ventes ont lieu) même si ces revenus n’ont pas été générés physiquement dans le pays source. Néanmoins, ce Pilier Un est à la fois insuffisant et répulsif. Insuffisant car l’étendue de son application est tellement faible qu’avec les seuils actuels, cette taxation ne va s’appliquer qu’à 78 MNE selon une étude citée par Oxfam[3]. Selon cette même étude, tous les pays à faible revenus ne vont recevoir que 140 millions de USD à partager entre eux. Une broutille. Répulsif car en contrepartie, les pays signataires de l’accord doivent renoncer à imposer une taxe sur les services digitaux, et ce même auprès des MNE qui n’entrent pas dans le cadre de l’application du Pilier Un. En d’autres termes, les pays en voie de développement renonceraient à leur droit d’imposition sur les services digitaux en contrepartie d’un ruissellement dont ils ne bénéficieront que très peu. C’est la raison pour laquelle des pays comme le Nigeria et le Kenya font partie des quelques pays à refuser la signature de l’accord du fait de l’existence d’une taxe sur les services digitaux déjà en vigueur[4]. Cependant, certains pays africains qui ont instauré une taxe sur les services digitaux, tels que la Tunisie, ont toutefois rejoint l’accord. En effet, l’article 27 de la loi de finances 2020 a instauré une taxe de 3% sur les services digitaux, en particulier sur « les ventes de logiciels informatiques et les services réalisés par internet par les entreprises non résidentes en Tunisie ».

Pilier Deux : premier arrivés, premier servis

Le Pilier Deux est celui qui a retenu le plus d’attention de la part des différents acteurs impliqués. Et pour cause. Ce Pilier Deux impose un taux d’imposition minimum de 15% sur les revenus des multinationales. Ce niveau assez bas a fait l’objet de critiques acerbes de la part de la société civile[5][6][7][8]. En effet, la plupart estime que ce taux devrait être au moins de 20% voire 25% étant donné que selon l’ATAF (African Tax Administration Forum) le taux nominal d’imposition sur les sociétés en Afrique se situe entre 25% et 35%[9]. Bien que le taux de 15% est bas et devrait être plus élevé, la concentration des critiques sur ce point a fait passer l’essentiel au second plan. En effet, il est important de souligner la manière dont ce taux va être appliqué afin d’en mesurer les effets. Ce taux va s’appliquer pour chaque MNE individuellement et le taux de 15% est un taux effectif et non nominal. La différence est de taille, notamment pour les pays en voie de développement. Que ce soit à travers des incitations et exemptions fiscales généreuses de la part des gouvernements, ou bien de l’optimisation fiscale voire de l’utilisation des prix de transferts par les MNE, le taux effectif réellement payé est très souvent bien en deçà du taux nominal annoncé dans la loi. Par exemple, les chercheurs Ndajiwo et Nyamudzanga ont montré que bien que le taux d’imposition nominal était de 30% au Nigeria le taux effectif était plutôt de 6% en dessous du taux de 15% dans l’accord global[10].

Le Pilier Deux est simple à comprendre dans sa globalité mais très complexe dans son application. En effet, l’accord global instaure plusieurs règles de taxation au cas où le taux d’imposition effectif serait inférieur au seuil de 15%. Afin de remédier à la capacité des MNE de choisir les pays source où la taxation est la plus favorable, l’accord donne la priorité aux pays de résidence pour taxer la différence entre le taux d’imposition effectif et le seuil de 15%. Ce n’est que si cette règle de priorité donnée aux pays de résidence ne s’applique pas parfaitement qu’un droit d’imposition est donnée aux pays source. Ainsi, les pays du G7, qui représentent les intérêts des pays capitalistes où la majorité des MNE ont leur résidence, ont rompu avec le « compromis des années 1920 » et ont opéré une razzia sur ces revenus actifs non taxés en dessous du fameux seuil de 15%. Premiers arrivés, premiers servis. En contrepartie de cette razzia sur les revenus actifs non taxés par les pays sources, les pays du G7 ont offert l’opportunité aux pays source de taxer les revenus passifs (dividendes, intérêts, etc.) à un taux plus faible de 9% et leur permet de l’inscrire dans les traités de non double imposition. Cependant, cette inscription risque de rester lettre morte étant entendu que nombreux sont les pays ayant signé des clauses de stabilité dans ces traités ne leur permettant pas de changer les avantages octroyés aux MNE des pays de résidence. Selon l’Observatoire européen de la fiscalité[11], le Pilier Deux permettrait aux pays à haut revenus (High Income) d’engranger 191,2 milliards d’euros, soit l’équivalent de 18% de leur revenus provenant de l’impôt sur les sociétés, 13,7 milliards d’euros pour les pays à revenus moyen hauts (Upper Middle Income), soit l’équivalent de 3% de leur revenus provenant de l’impôt sur les sociétés, et 0,6 milliards d’euros pour les pays à revenus moyens bas (Lower Middle Income), soit l’équivalent de 1% de leur revenus provenant de l’impôt sur les sociétés. Ainsi, ce n’est pas le taux en lui-même qui est injuste mais la priorité donnée aux pays de résidence de taxer la part revenus non taxés en dessous du seuil de 15%. Cette priorité rompt avec le compromis qui donnait la priorité aux pays sources de taxer les revenus actifs. Cela va devoir forcer les pays en voie de développement à revoir le système des taxes volontairement non perçus, telles que les exemptions et les incitations, auprès des MNE qui se transformeraient, dans le cadre de cet accord global, en subventions directes aux Trésors des pays du G7. Une nouvelle forme de flux financiers illicites mais bien légales.

Une des avancées de l’initiative BEPS a été l’instauration d’un reporting des MNE pays par pays. Ces données partielles permettent d’estimer les taxes réellement payées par les MNE. Les seules données disponibles sont pour les années 2016 et 2017. Ainsi, selon les données récoltées par l’Observatoire européen de la fiscalité[12], il est possible de calculer les taux d’imposition effectifs pour la Tunisie pour ces deux années. Pendant des décennies, la Tunisie a offert une exonération fiscale aux entreprises dites non résidentes (dont les deux tiers du capital proviennent de l’étranger) jusqu’à ce que la communauté internationale force le pays à y remédier, notamment en rajoutant la Tunisie sur la blacklist européenne des paradis fiscaux[13]. En 2016 et 2017, le taux général d’impôt sur les sociétés était de 25% (avec des taux sectoriels spécifiques). Selon nos calculs, sur la base des données de l’Observatoire européen de la fiscalité, le taux effectif payé par les MNE françaises et américaines[14] en Tunisie étaient respectivement de 14,6% et 23,5% pour l’année 2016 et de 15,6% et 12,9% pour l’année 2017. Sachant que ces taux sont en moyenne et que certaines MNE peuvent être amenées à payer des taux plus élevées de 35% pour les secteurs rentiers. Ainsi, pour les MNE françaises, dont le taux effectif est plus stable, nous observons que la différence entre le taux nominal général et le taux effectif est d’environ 10%. Depuis 2017, la Tunisie a refondu son taux d’imposition nominal et l’a ramené progressivement à un taux général de 15% pour l’année 2021. Ce qui correspond exactement au seuil minimal de l’accord global. Cependant, du fait d’incitations et d’exonérations généreuses, il est fort probable que le taux effectif que les MNE paieront en Tunisie sera plus faible que le nouveau taux minimal de 15%.

Conclusion

En rejoignant l’accord global sur la fiscalité sans en mesurer les conséquences, la Tunisie se retrouve dans une situation cocasse. Elle ne profitera que très peu du Pilier Un mais devra renoncer à appliquer la taxe sur les services digitaux instaurée en 2020. En abaissant son taux nominal d’impôt sur les sociétés au même niveau que le taux effectif de l’accord global, la Tunisie se voit obligée de renoncer à toutes les incitations et exemptions fiscales octroyées aux MNE pour les attirer faute de se retrouver dans une situation où elle subventionnera les caisses publiques de la France, des Etats-Unis, de l’Allemagne ou de l’Italie. Pour ne pas subventionner les pays du G7, la Tunisie devra s’assurer que les MNE paient effectivement le taux nominal, ce qui risque d’être très difficile en pratique. Ainsi, pour maintenir un taux effectif supérieur à 15%, la Tunisie devra obligatoirement augmenter le taux nominal et/ou supprimer les incitations fiscales octroyées aux MNE. Dans ces conditions, la rapidité avec laquelle la Tunisie a rejoint l’accord global n’était pas des plus avisée.

 

[1] https://www.globaltaxjustice.org/en/latest/gatj-reaction-oecd-inclusive-framework-statement

[2] https://www.elibrary.imf.org/view/books/071/28329-9781513511771-en/ch003.xml#ch03fn01

[3] https://politicsofpoverty.oxfamamerica.org/show-us-the-money/

[4] https://www.undp.org/blog/global-corporate-tax-deal-african-perspective

[5] https://www.icrict.com/press-release/2021/10/12/icrict-open-letter-to-g20-leaders-a-global-tax-deal-for-the-rich

[6] https://www.globaltaxjustice.org/en/latest/g20-global-south-members-uphold-g77-tax-interests-–-not-those-g7

[7] https://taxjusticeafrica.net/african-civil-society-organisations-call-for-rejection-of-oecd-g20-global-tax-deal/

[8] https://financialtransparency.org/global-south-countries-will-main-losers-oecd-minimum-global-minimum-tax-deal-risking-undermining-covid-19-vaccination-recovery-efforts/

[9] https://www.ataftax.org/a-new-era-of-international-taxation-rules-what-does-this-mean-for-africa

[10] https://afripoli.org/what-does-the-g7-proposal-on-taxation-of-the-digitalised-economy-mean-for-african-countries

[11] https://www.taxobservatory.eu/revenue-effects-of-the-global-minimum-tax-country-by-country-estimates/

[12] https://taxobservatory.shinyapps.io/CbCR_Explorer/

[13] https://inkyfada.com/fr/2017/12/26/tunisie-liste-noire-union-europeenne/

[14] Les seules avec des données stables et qui n’opèrent pas exclusivement dans le secteur extractif.

 

Chafik Ben Rouine est le  Cofondateur et Président de l’Observatoire Tunisien de l’économie.