Les raisons pour lesquelles la Tunisie mérite un soutien plus fort de l’Union Européenne
La réaction occidentale au limogeage du gouvernement tunisien et à la suspension du parlement par Kais Saied le 25 juillet 2021 a été la condamnation immédiate. La “communauté internationale”, qui est un raccourci pour les gouvernements occidentaux, les groupes de réflexion et les ONG, a exprimé sa “préoccupation”, voire sa condamnation pure et simple, face à ce qu’elle a perçu comme un retour au mauvais vieux temps de la “dictature”. Certains ont utilisé l’expression “coup d’État”. Le silence a régné dans une grande partie du monde. Ce n’est pas le cas chez les voisins immédiats de la Tunisie et dans tout le Moyen-Orient, où l’humeur était au soulagement.
Le président a pris cette initiative à un moment où les troubles s’intensifiaient en Tunisie. La vidéo d’un médecin s’effondrant de désespoir et pleurant de colère alors qu’il se débattait pour trouver de l’oxygène pour ses patients, diffusée aux informations du soir, a choqué la nation. Les Tunisiens sont descendus dans la rue cette nuit-là pour remercier leur président d’avoir, selon eux, sauvé les institutions du pays de l’effondrement. Le 21 juillet, il confie à l’armée le contrôle total de la campagne de vaccination. Depuis l’automne 2020, le Premier ministre ne s’était plus entretenu avec son Ministre de la Santé. Cela a ralenti la campagne de vaccination et a affaibli la main de l’Institut Pasteur de Tunis et d’autres autorités médicales qui faisaient des achats de vaccins dans le monde entier. En conséquence, des milliers de Tunisiens sont morts. Pendant ce temps-là, les ministres et les députés se sont livrés à des querelles sans fin, en venant souvent aux mains au Parlement. La mauvaise gestion de la pandémie de Covid-19 a mis à nu l’état précaire de la démocratie tunisienne.
Depuis la révolte de 2011, la Tunisie a subi une succession de coups durs : le recrutement massif de personnes non qualifiées pour gonfler les effectifs déjà pléthoriques de la fonction publique et des entreprises de l’État; refus de réformer ce qui est, par essence, un État corporatiste préindustriel; attaques terroristes en provenance de la Libye; et une pandémie. Le résultat a été un effondrement des investissements publics dans l’infrastructure, la santé et l’éducation ; et une amertume croissante parmi les tunisiens qui avaient risqué leurs vies pour affronter Ben Ali. Cependant, les causes de la révolte du Printemps Arabe n’ont pas été traitées dans son sillage. Les disparités régionales croissantes, l’un des facteurs clés de la révolte, la corruption rampante et la baisse du niveau de vie ont convaincu la majorité des personnes que la démocratie, du moins sous sa forme tunisienne, était une perte de temps.
Pour décortiquer cet état de fait, cet article va tenter de se différencier des études internationales sur la Tunisie en exposant la nature profondément corporatiste de la gestion économique du pays. Il montrera comment l’UE n’a pas réussi à offrir un soutien financier solide au pays, le poussant à signer un accord avec le FMI qui n’était pas adapté aux besoins de l’économie et que les gouvernements successifs n’avaient aucune intention de mettre en œuvre. La réponse occidentale à l’action de Kais Saied a nié les causes structurelles qui ont conduit à cette action. Dans une tentative de recadrer le récit, nous concluons que l’UE devrait engager un plus grand capital politique et économique en Tunisie. Sans une telle réflexion stratégique, la crédibilité de la politique méditerranéenne de l’UE sera sérieusement entamée.
Réactions contrastées à l’initiative du président
Dans sa réaction aux événements du 25 juillet, la principale préoccupation de l’Occident a été de “sauver” la “démocratie” tunisienne. “La démocratie tunisienne frôle l’effondrement alors que le président cherche à prendre le contrôle”, écrivait le New York Times le 26 juillet. Le 4 août, le NYT écrivait “Trouble en Tunisie”, même si le titre semblait faire référence à la “démocratie” tunisienne plutôt qu’aux Tunisiens eux-mêmes, qui continuaient à vaquer à leurs occupations habituelles. L’expérience de dix ans de “démocratie” n’est-elle pas sur le point de s’achever ? Le 27 juillet, le Financial Times encourageait “les États-Unis et l’Union européenne [à] utiliser leur influence pour s’opposer au coup d’État de Kais Saied”. Ces réactions s’inscrivaient dans l’analyse largement partagée par la plupart des groupes de réflexion, des médias et des politiciens, selon laquelle la Tunisie était le seul pays arabe bien engagé sur la voie de la démocratie après les révoltes qui ont balayé les territoires arabes en 2011.
Comme le note Jason Pack, qui commente le Printemps Arabe en Libye dans son récent ouvrage (Libya and the Global Enduring Disorder[1], Hurst/Oxford University Press, 2021), les décideurs occidentaux chargés d’élaborer le programme visant à faciliter les transitions en Afrique du Nord se sont “principalement concentrés sur la gestion des implications du changement de régime politique plutôt que sur l’assurance que le changement économique se réalise”. Cela signifie qu’en Tunisie, en Égypte et en Libye – tous pour des raisons légèrement différentes – les causes structurelles/économiques sous-jacentes des soulèvements n’ont pas du tout été abordées d’une façon fondamentale. En appliquant cette constatation à la Tunisie, nous expliquons ce qui s’est passé avec le mouvement de Saied le 25 juillet.
Robert Parks et Tarek Kahlaoui suggèrent que “le soutien à Saied peut ainsi être considéré comme celui des citoyens exigeant que la révolution de 2011 soit mise en œuvre dans un cadre démocratique où la définition de ‘démocratique’ va plus loin que des élections minimalistes et aborde des griefs socio-économiques profondément ancrés.” (MERIP, Populist Passions or Democratic Aspirations? Tunisia’s Democracy in Crisis[2], 10.26.2021). De même, l’Occident a mal interprété les premières années de la Russie post-soviétique et de la Libye post-Kadhafi. Les observateurs en Europe et aux États-Unis semblaient inconscients de l’effondrement de l’autorité de l’État et de la détérioration des conditions de vie qui caractérisaient, à des degrés différents, la Russie, la Libye et la Tunisie.
La plupart des Tunisiens ont réagi à de tels commentaires avec un mélange de mépris et d’incrédulité. Il y avait autant de monde dans les rues de chaque ville et village de la Tunisie la nuit du 25 juillet que le jour où Ben Ali a fui le pays onze ans plus tôt, pour exprimer le respect pour un président dont la position morale forte contre une classe politique corrompue est soutenue par toutes les classes, générations et régions. La conviction des observateurs occidentaux pour la plupart, que la dictature était de retour, était en contradiction avec la conviction de 12 millions de personnes. Le soutien populaire au président reste fort malgré des doutes quant à l’absence d’une feuille de route économique.
L’occident a l’habitude d’être surpris
Trois élections législatives ont eu lieu au cours des onze années qui ont suivi la chute de Ben Ali. Elles n’ont pas été entachées de fraudes bien que les taux d’abstention, notamment chez les jeunes, aient augmenté de façon spectaculaire. En 2011, Ennahda a recueilli 38% des voix et 49% des sièges au parlement et a gouverné avec deux petits partis qui ont depuis disparu. Le premier parlement (2011-14) était une Assemblée Nationale Constituante et a été marqué par des luttes acharnées sur la politique identitaire. Lors du second scrutin, trois ans plus tard, Nidaa, une coalition nouvellement créée, a devancé Ennahda en remportant 86 sièges contre 69 pour ce dernier. Nidaa est revenu sur sa promesse de ne pas travailler avec Ennahda, et le parti est devenu le partenaire de coalition junior de Nidaa, à la consternation de nombreux partisans de ce dernier. Aucun des deux partis principaux n’était sérieusement engagé dans la libéralisation politique, et encore moins dans une réforme économique profonde. Avec 59 sièges, Ennahda a remporté plus de sièges que tout autre parti en 2019, mais a perdu des voix. Il a dû faire face à la résurgence du Parti Destourien Libre, lancé par d’anciens partisans de Ben Ali. Les majorités changeantes ont rendu le parlement de plus en plus instable et ont donné le pouvoir au Président du parlement, le leader d’Ennahda.
Kais Saied qui a été élu président en 2019 est un homme de peu de mots. Il n’avait aucune expérience politique préalable, mais il s’est rapidement approprié les slogans des mouvements sociaux de 2018. Il a affronté un parlement fragmenté dont le porte-parole, le leader d’Ennahda, se plaisait à tirer les ficelles en coulisses depuis dix ans. Le décor était donc planté pour une confrontation car la constitution approuvée par référendum en 2014 ne définit pas clairement les pouvoirs respectifs du chef de l’État et du parlement. Il en est résulté un immobilisme. Les réformes économiques désespérément nécessaires que les gouvernements et présidents successifs avaient promis au FMI, à l’UE et aux gouvernements occidentaux ne se sont pas concrétisées. Le défi de réformer les politiques industrielles et éducatives et de faire face à une fracture régionale croissante n’a jamais été relevé. Là où de nombreux observateurs occidentaux ont vu la “démocratie”, la plupart des Tunisiens ont vu la “kleptocratie”. Leurs perceptions ont été confirmées lorsqu’un système judiciaire non réformé n’a pas réussi à traduire en justice les responsables des meurtres, en 2013, des politiciens de gauche Mohamed Brahmi et Chokri Belaid. Les enquêtes sur des affaires notoires de corruption ont rarement fini devant les tribunaux.
La rédaction d’une nouvelle constitution et la tenue de trois élections parlementaires et présidentielles ont toutefois permis la création d’un récit consensuel qui a ancré la politique moderne dans la tradition constitutionnelle (Destour) antérieure à l’occupation coloniale française de 1881. Alors que le Président du parlement tentait de pénétrer dans une assemblée nationale fermée, le 26 juillet au petit matin, il a déclaré à un soldat qui gardait les portes qu’il “faisait respecter la constitution”. Le jeune soldat a répondu à l’homme politique qu’il “défendait le pays (Watan)”. Cet échange résume parfaitement le dilemme dans lequel se trouve la Tunisie. La petite armée professionnelle, dont les officiers supérieurs sont souvent formés aux États-Unis, n’a aucune participation dans l’économie du pays, contrairement à ses homologues des pays voisins, l’Algérie, l’Égypte et la Libye de Kadhafi. Elle a apporté son soutien au président et ne montre aucun signe de changement d’avis. Les hauts gradés considèrent que leur devoir est de garantir la pérennité de l’État, et non de faire respecter une constitution donnée. Dans la plupart des pays arabes, l’armée est redoutée, en Tunisie elle est respectée.
Pour beaucoup dans le monde extérieur, la Tunisie confirmait à chaque élection son statut de démocratie fonctionnelle. Dans une récente interview accordée au magazine économique “Leaders”, le président de l’union Tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA), Samir Majoul, a noté que si les Tunisiens semblaient avoir oublié l’économie au cours des onze dernières années, l’économie ne les avait pas oubliés et était revenue les percuter de plein fouet. Les dirigeants successifs du puissant syndicat UGTT ont peut-être aussi oublié l’économie, car les partis politiques ont constitué un puissant frein aux réformes économiques.
Les grands bouleversements de la politique tunisienne moderne semblent souvent prendre l’Occident par surprise. La France et l’UE ont été surprises par le “coup d’État médical” de Ben Ali visant à destituer Habib Bourguiba en novembre 1987. Les États-Unis, l’Italie et l’Algérie ne l’ont pas été, car ils avaient été prévenus. La chute rapide de Ben Ali en 2011 a pris la France et l’UE –moins les États-Unis – entièrement par surprise. Le fait que le FMI, la Banque mondiale, le Forum de Davos et l’UE aient présenté la Tunisie, depuis les années 1990, comme un miracle économique à copier explique pourquoi ces organisations n’ont pas su apprécier la profondeur de l’État corporatiste. La gestion économique de la Tunisie s’apparente davantage à la France de l’Ancien Régime, un système de guildes qui rappelle l’Europe d’avant la révolution industrielle (*). Contrairement au Royaume-Uni du 18ème siècle et à ses élites ouvertes, les élites tunisiennes sont assez fermées. Le contrôle de l’économie est assuré par un réseau serré de familles influentes qui s’étendent des villes de la côte riche à l’arrière-pays pauvre. L’arrière-pays pauvre vend son eau, son blé, son phosphate et sa main d’œuvre à la région côtière qui monopolise le pouvoir politique et qui, en retour, n’offre que peu de choses à ses compatriotes plus pauvres de l’ouest et du sud. La fracture sociale entre les deux Tunisie s’est aggravée depuis 2011.
Un rapport de la Banque Mondiale intitulé “La Révolution Inachevée” en 2014 soulignait que la démocratie sans croissance économique n’est pas viable à long terme. Ses conclusions n’ont pas été prises en compte. En 2014, dans un autre rapport inhabituellement franc intitulé “All in the Family”, la Banque Mondiale a reconnu ses erreurs passées, mais les dirigeants politiques se sont emparés du rapport pour suggérer qu’une fois la corruption de la famille Ben Ali éradiquée, le niveau de vie augmenterait. Indépendamment du fait qu’ils croyaient ou non à cette forme de pensée économique magique, de nombreux Tunisiens ordinaires le firent. Si l’on y ajoute la croissance rapide du secteur informel, qui ne paie pas d’impôts, la croissance exponentielle de la contrebande en provenance de la Libye voisine, le coup dur des attentats terroristes de 2015 et les effets de la Covid-19, il est facile de comprendre pourquoi les performances économiques du pays se sont détériorées.
À ces chocs externes se sont ajoutés ceux de la création d’un nombre massif d’emplois publics, dont beaucoup n’existent que sur le papier, par des forces politiques comme Ennahda et l’UGTT. La masse salariale gonflée de l’État a détruit sa capacité à investir dans les infrastructures. Les Tunisiens se sont désintéressés de ce qu’ils considèrent comme une “démocratie institutionnelle formelle” au regard de leur vie quotidienne, de la dérive de l’État, de la corruption endémique, d’un système judiciaire non réformé et d’un système juridique répressif où certaines lois remontent à l’époque coloniale ou même avant.
Pourquoi la Tunisie était considérée comme une exception
Jusqu’à l’élection de Kais Saied en 2019, le contraste entre les événements en Tunisie et ceux qui se sont déroulés dans des pays arabes aussi divers que l’Égypte, la Libye, l’Algérie et la Syrie a renforcé l’optimisme des observateurs externes occasionnels. Les coûts économiques et sociaux des révoltes à travers les pays arabes ont été énormes, mais la Tunisie semblait esquiver cette tendance et a rapidement été promue comme “l’exception arabe”. D’autres étaient moins optimistes, se souvenant de ce que le premier ministre chinois, Zhou EnLai, aurait déclaré en 1972, lorsqu’on l’interrogeait sur l’impact de la révolution française, qu’il était “trop tôt pour le dire”. Bien que la Banque Mondiale ait reconnu qu’elle avait mal analysé la situation en Tunisie (Francis Ghiles “The World Bank Eats Humble Pie”, Cidob OPINION 270, octobre 2014), de nombreux Tunisiens considèrent que l’UE, le FMI, la Banque Mondiale et d’autres donateurs d’aide occidentaux sont complices des gouvernements auxquels ils prêtent de l’argent en ignorant la corruption rampante, l’évasion fiscale et la fuite des capitaux. Ils notent la persistance de l’émigration des Tunisiens diplômés et la nature bien ancrée des privilèges.
Un désordre persistant en Libye
La même année où la Tunisie a rompu avec son passé trouble pour tenter de créer un nouveau régime afin de remédier à des déficiences structurelles, économiques et politiques fondamentales, la Libye a vu son destin transformé par l’imposition d’une zone d’exclusion aérienne de l’OTAN à l’instigation de la France et d’autres pays. Cette situation a créé un défi sécuritaire important pour la Tunisie. Ses dépenses militaires ont doublé pour atteindre un montant estimé à 1 milliard de dollars par an depuis 2011. Les chiffres du budget actuel suggèrent que la sécurité représente 19% de toutes les dépenses. Dans le contexte d’une crise financière profonde, les dirigeants tunisiens devraient s’assurer que leurs partenaires de l’UE comprennent l’importance de la stabilité globale de la Tunisie dont la sécurité est primordiale non seulement pour les 12 millions de Tunisiens mais aussi pour les Européens.
Cette prise de conscience de l’interconnexion des économies et des environnements sécuritaires européens et nord-africains est encore plus pertinente lorsqu’elle s’applique à la Libye. Jason Pack décrit avec éloquence la désastreuse mauvaise gestion de la transition post-Kadhafi par les États-Unis, l’Union Européenne et les Nations Unies dans son ouvrage. Son travail explore comment l’échec de l’action collective, le manque de volonté d’investir suffisamment de capital politique en Libye et les conflits internes sans fin entre les gouvernements européens ont mené à un résultat médiocre éminemment évitable sur le terrain en Libye. L’incertitude actuelle en Tunisie ne reflète pas le désordre vraiment persistant en Libye mais, à un degré plus ou moins important, les deux sont les produits d’un échec de la coordination mondiale.
Face à cette incapacité à coordonner des objectifs plus larges et tournés vers l’avenir, tels que la construction de l’État et la croissance économique, certains États se sont montrés disposés à jouer un rôle moteur dans des politiques essentielles telles que la lutte contre le terrorisme. L’Algérie et les États-Unis ont, plus que l’UE ou tout autre État européen, aidé la Tunisie à combattre le djihadisme. De 2014 à 2017, la plupart des combattants de l’EIIL en Libye venaient de la Tunisie. C’est une frappe aérienne américaine sur Sabratha, à l’est de Tripoli, qui a visé avec succès les personnes accusées d’avoir organisé deux attaques terroristes contre le musée du Bardo et la station balnéaire de Sousse en 2015. Le soutien américain et algérien a contribué à faire des institutions de sécurité et de l’armée tunisiennes des institutions plus solides. Cela allait dans la bonne direction mais, faute d’un suivi coordonné, ils n’ont pas remédié aux causes profondes du djihadisme – des espaces non gouvernés et des échecs économiques conduisant à un chômage de masse.
Les difficultés économiques et financières
Il est utile de rappeler que, sur le plan financier et économique, la situation a commencé à se dégrader en Tunisie dès le début de l’année 2011. Onze ans plus tard, le pays fait face à une véritable crise financière. La croissance annuelle du PIB, qui était de 2,6 % au moment de la chute de Ben Ali, s’est transformée en une baisse de 2 % l’année dernière. Le chômage a augmenté pour atteindre 15 % avant la pandémie, un chiffre qui peut atteindre 40 % chez les Tunisiens de moins de 25 ans dans les villes pauvres de l’arrière-pays. Un tiers des diplômés universitaires sont au chômage selon une étude du FMI réalisée en 2014. La réponse des gouvernements successifs a été d’augmenter le nombre d’employés publics : 100 000 ont été ajoutés dans les deux années qui ont suivi la chute de Ben Ali pour atteindre 550 000. Ce nombre est de 620 000 aujourd’hui, ou de 820 000 si l’on inclut les entreprises d’État. Les augmentations de salaire pour la seule année 2011-12 ont été de 20 %, et elle a été suivie par d’autres. Le rapport entre le nombre de fonctionnaires et le PIB est l’un des plus élevés au monde. Tunisair emploie plus de personnel par avion que tout autre compagnie aérienne dans le monde.
Les revenus du tourisme, tant directs qu’indirects, représentent 15 % du PIB. Ce secteur a été durement touché par les attaques terroristes de 2015. Les soldes extérieurs se sont détériorés et le dinar s’est encore déprécié. Les réserves de change ont chuté de 7,3 milliards de dollars à la mi-2015 à 5,6 milliards de dollars en 2018.
L’augmentation de la dette extérieure peut également être attribuée à la manière dont la dette est structurée, 70% de celle-ci étant libellée en devises étrangères. Plus le dinar tunisien (DT) s’affaiblit, plus la dette augmente. Le cercle vicieux de l’inflation croissante alimentant un DT plus faible a un impact sur le niveau de la dette et est inéluctable. Cela a forcé les taux d’intérêt à augmenter depuis 2015: alors que la Banque centrale (BT) se bat pour conserver des réserves de devises fortes et lutter contre l’inflation, elle étouffe l’activité économique et l’investissement privé. Les taux d’intérêt ont plus que doublé pour atteindre 9 % depuis 2011.
La Covid-19 a entraîné un effondrement de l’activité économique qui a eu un impact très important sur les importations. Cela a entrainé une amélioration du déficit commercial et permis une reconstitution des réserves monétaires jusqu’à la fin de 2020. Toutefois, ce soulagement n’a été que de courte durée. Le dernier rapport de la banque centrale indique une diminution des réserves à la fin de 2021 – d’où l’impatience exprimée en début d’année par la BT face à la lenteur des négociations avec le FMI. L’absence d’action rapide accentuerait la pression sur la BT, car la combinaison de taux d’intérêt élevés, d’une faible croissance du PIB, d’un taux de chômage élevé et d’une dette publique croissante est insoutenable. Le président s’est engagé à faire passer les institutions avant les réformes économiques, mais cette position pourrait ne pas être viable très longtemps.
Le prédécesseur de Saied, Beji Caid Essebsi, n’était pas favorable à une réforme économique, bien que son parti, Nidaa, ait accédé au pouvoir en 2014 en prétendant conquérir les questions économiques. Son premier ministre de longue date, Youssef Chahed, a sapé les réformes économiques qu’il prétendait publiquement mettre en œuvre. En 2017, la démission d’un ministre des finances respecté, Fadhel Abdelkefi, a été décrite par un membre du personnel de la Banque Mondiale à Tunis comme un “coup d’État économique” (Francis Ghiles “Tunisia, slow progress in a turbulent world” Cidob NOTES 181, octobre 2017). La tentative d’Abdelkefi de renvoyer les hauts fonctionnaires des douanes du port notoirement corrompu de Radès, à l’extérieur de Tunis, a été contrecarrée par le Premier ministre. Chahed a été contraint de signer un mécanisme élargi de crédit de 2,9 milliards de dollars sur quatre ans avec le FMI, car l’accès aux marchés de capitaux à des conditions favorables s’était tari après 2011, les gouvernements tunisiens successifs étaient peu enclins à s’attaquer à l’évasion fiscale et aux transferts de capitaux illégaux, et l’UE n’a pas voulu joindre le geste à la parole. Les paroles courageuses vantant les vertus de la démocratie émanant des politiciens, des groupes de réflexion, et les médias de l’UE ne pouvaient pas remplacer l’argent liquide.
Certains députés ont émis des réserves sur les termes du mécanisme élargi de crédit, qui visaient à rationaliser le secteur public en fonction de la dévaluation du dinar tunisien, qui a chuté d’un tiers depuis lors. Parks et Kahlaoui notent que cette politique a eu “l’effet inattendu de nuire à l’industrie locale qui assemble des pièces importées en produits finis pour le secteur de l’exportation, exaspérant ainsi le déficit commercial”. Ils ajoutent qu’une politique visant à réduire le déficit budgétaire en réduisant les subventions, en gelant les salaires du secteur public et en augmentant la TVA sur de nombreux articles de consommation de base a été “considérée comme des subventions indirectes aux riches” en prenant aux pauvres et aux classes moyennes. Le mécontentement s’est encore accentué parce que le gouvernement n’a rien fait pour empêcher l’évasion fiscale généralisée des classes professionnelles.
Les mouvements sociaux qui ont éclaté en 2018 – Fech Nestannou (“qu’est-ce qu’on attend”) et Manich Msamah (“je ne pardonnerai pas”) ont offert des signes précurseurs clairs de l’irritation ressentie par de nombreux Tunisiens. L’élection de Kais Saied à la présidence en octobre 2019 aurait dû tirer la sonnette d’alarme, ne serait-ce que parce que le net balayage du scrutin par un professeur de droit moraliste rigide et peu loquace a envoyé un message clair de défiance aux partis existants. Les jeunes Tunisiens ont compris que la révolte de 2011 avait décapité un système mais pas inauguré une révolution.
La question qui se pose aujourd’hui est : comment le président va-t-il dépenser le capital politique dont il dispose encore ? S’est-il convaincu qu’une nouvelle constitution est la clé pour éviter un nouveau désastre ? Il a peut-être besoin d’une sonnette d’alarme en ce qui concerne les sujets d’économie et de finances. Rappelons-nous la célèbre boutade de James Carville “c’est l’économie imbécile ” qui a permis à Bill Clinton de remporter la présidence en 1992. Pour autant qu’on sache, il pourrait être engagé dans des négociations secrètes avec le FMI. La BT et les ministres sont plus silencieux que jamais dans l’histoire de la Tunisie depuis l’indépendance en 1956.
Jusqu’à ce que Saied prenne tous les pouvoirs en main, la politique du consensus en Tunisie semblait fonctionner. Préserver le consensus était primordial. Un minimum de choix et un maximum d’électeurs satisfaits étaient à l’ordre du jour. La paix sociale était l’épreuve décisive de la gouvernance démocratique, mais un médicament plus fort est nécessaire, et les Tunisiens pourraient ne pas aimer son goût amer.
L’UE doit être audacieuse
Kais Saied sous-estime peut-être la nécessité de présenter une feuille de route économique le plus tôt possible, et ne fait sans doute pas assez confiance pour défendre ses politiques, à des Tunisiens expérimentés dans la classe politique et dans le monde des affaires, dont beaucoup ont les intérêts du pays à cœur autant que lui. Il doit s’engager davantage auprès des partenaires étrangers de la Tunisie, dont beaucoup restent perplexes quant au niveau de soutien qu’il conserve.
Si l’UE avait compris la véritable nature de la gouvernance corporatiste de la Tunisie et n’avait pas été aussi dépendante des analyses économiques du FMI et de la Banque Mondiale lorsqu’elle a évalué la situation du pays, elle aurait pu faire preuve de plus d’imagination dans sa réponse. Le Consensus de Washington est mort. Il est nécessaire que les Tunisiens et d’autres acteurs proposent un plan qui sorte la Tunisie de sa gestion économique d’Ancien Régime, dans lequel les nœuds gordiens entre l’État et le secteur privé sont coupés.
Mais cela doit se faire dans le contexte d’un monde qui se remet de la Covid-19 et qui a vu les niveaux d’endettement augmenter considérablement. La reprise dans les marchés émergents est beaucoup plus faible que dans les pays riches où le rebond économique est plus fort. Les pressions inflationnistes remettent en question les politiques monétaires des pays riches, qui s’attendent à des taux d’intérêt plus élevés. Dans les économies émergentes, les niveaux d’endettement sont insoutenables et le président de la Banque mondiale lui-même a mis en garde contre des “défauts de paiement désordonnés”. Les agences de notation tirent la même sonnette d’alarme. Dans une telle situation, la Tunisie ne peut se permettre d’attendre. Kais Saied n’a pas le luxe de négliger le dialogue avec les principaux prêteurs et partenaires commerciaux de la Tunisie.
L’UE ne devrait pas sous-estimer le mélange de nationalisme et de désespoir muet qui imprègne la situation actuelle de la Tunisie. Elle a sous-estimé le rôle clé que jouent les réformes économiques et une économie florissante dans la construction de la démocratie. Des institutions qui miment leurs équivalents occidentaux ne peuvent constituer des parlements crédibles , les partis qui ne s’expriment pas sur les intérêts réels du pays ou ne défendent pas les groupes sociaux n’offrent pas de véritable débat, et les portefeuilles ministériels qui changent chaque semaine sont une recette pour le désastre. Il est peut-être temps pour l’UE d’offrir à la Tunisie un partenariat en matière de sécurité et d’immigration dans lequel elle assume une partie significative du fardeau financier. De nouvelles turbulences en Tunisie, alors que le pays ne parvient pas à se réformer et tombe dans une pauvreté encore plus grande, ne feraient qu’accélérer le rétrécissement stratégique déjà évident dans les relations entre l’UE et les pays du Maghreb.
Le retrait de l’hégémonie américaine dans la région a eu pour conséquence que l’UE et la France, sans doute l’acteur clé en Afrique du Nord, n’ont pas réussi à coordonner leurs réponses aux crises interdépendantes du Mali à la Libye. Le désengagement sélectif des États-Unis du Moyen-Orient élargi est le premier facteur qui contribue à affaiblir l’influence de l’Europe en raison des innombrables divisions internes de l’UE et de son obsession à bloquer la migration plutôt qu’à s’attaquer à ses causes profondes. Cela a coûté à l’UE une grande partie de son influence diplomatique en Libye. En Tunisie, où l’État, aussi faible soit-il, est debout, une réponse unie et généreuse pourrait être le geste stratégique le plus intelligent que l’UE puisse offrir, un geste qui évitera des politiques encore plus douloureuses et coûteuses dans quelques années.
Cette réponse ne peut émerger que d’une compréhension correcte des conditions structurelles qui ont initialement conduit aux soulèvements du Printemps arabe, des échecs des processus de transition post-dictature et de la réapparition des mêmes symptômes qui ont déclenché les soulèvements.
* Le diable est dans les détails et cela n’est nulle part mieux illustré que dans la nature corporatiste de la gestion économique en Tunisie.
- a) Un petit groupe de familles, ayant généralement des intérêts dans de nombreux secteurs de l’économie, siège au conseil d’administration de nombreuses banques où il influence la politique de prêt. Leur accord implicite devient explicite lorsqu’ils décident d’offrir un intérêt sur les dépôts inférieur au taux du marché. L’ancien ministre des finances et fondateur de la première banque privée du pays, la BIAT, Mansour Moalla, a ouvertement critiqué cette “cartellisation” du système bancaire. Parmi les nombreuses conséquences de cette cartellisation, on peut citer la surcharge des prêts accordés à certains secteurs de l’économie, comme le tourisme, qui ont peu de chances d’être récupérés, ainsi que l’exclusion des jeunes entrepreneurs des prêts destinés aux start-ups et aux petites entreprises. L’État finance de manière opaque, sans qu’aucun audit ne soit exigé, un grand nombre d’organismes intermédiaires spéciaux tels que l’Agence de promotion des investissements, l’Office du commerce, des entreprises privées, le principal syndicat UGTT et même des clubs sportifs. Le Parlement n’a aucun moyen de contrôler l’usage qui est fait de ces prêts. Les ministres qui vont et viennent ne savent souvent pas ce que fait l’administration qu’ils dirigent nominalement. Ce labyrinthe de financements obscurs explique pourquoi la Tunisie n’a jamais réparti les crédits selon des critères rationnels de marché. La multiplicité des banques, souvent sous-capitalisées, contraste avec le petit nombre de banques marocaines, efficaces et compétitives.
- b) La Tunisie mène depuis l’indépendance une politique agricole qui sert certains intérêts privés mais pas ceux de la majorité de la population ordinaire. De puissants organismes publics tels que l’Office des Céréales, l’Office de l’Huile et le Groupement Interprofessionnel des Dattes sont financés par les taxes sur la production, les importations et les exportations des secteurs qu’ils représentent. Les entreprises privées de chaque secteur réglementent leurs industries, ce qui leur permet de tenir leurs concurrents à distance – comme les guildes médiévales. L’homme qui dirige la Chambre syndicale des industries laitières de Tunisie à l’UTICA, la fédération des employeurs, siège au conseil d’administration de GIVLAIT. Cette société détient 66 % du marché du lait et des produits laitiers. GIDattes offre un autre exemple d’un secteur où quelques entrepreneurs puissants choisissent d’écarter la concurrence et d’établir des règles selon leurs intérêts. Le prix du blé dur payé aux producteurs tunisiens depuis des décennies est inférieur aux prix mondiaux. La production locale est soit découragée, soit réglementée au profit de quelques opérateurs. Dans le même temps, le prix de certains aliments de base est subventionné et la plupart des meilleures terres agricoles de Tunisie sont entre les mains de coopératives, autrement dit de l’État. Le résultat est que les revenus des petits exploitants agricoles ont diminué et que la Tunisie n’a pas réussi, à l’exception de l’huile d’olive dont les exportations ont été libéralisées dans les années 1990 pour les augmenter. La confusion entre les régulateurs et les producteurs qui ont investi dans le système de régulation pour leur bénéfice personnel s’est accrue au cours des dernières décennies. Cette situation explique pourquoi la plupart des familles de l’arrière-pays agricole ont vu leurs revenus diminuer et pourquoi la fracture entre une côte plus riche et un ouest et un sud plus pauvres s’est accrue.
- c) La Tunisie a l’un des ratios de fonctionnaires/population les plus élevés au monde. Les gouvernements successifs ont créé toujours plus d’emplois, ce qui a entraîné une quasi-paralysie de la gestion économique. La Tunisie a besoin d’un feu de joie de règlements et d’autorisations de l’État. Le pays est plus qu’un cas d’étude de la captation de l’État, comme la Banque Mondiale voudrait nous le faire croire. C’est un cas où l’État dévore l’économie réelle et dérobe le pays de son avenir.
[1] La Libye et le désordre mondial persistant
[2] Passions populistes ou aspirations démocratiques ? La démocratie tunisienne en crise
Francis Ghiles est chercheur senior associé au CIDOB (Centre des affaires internationales de Barcelone), ancien correspondant du Financial Times pour l’Afrique du Nord (1981-1995) et collaborateur régulier du BBC World Service
Bassem Snaije est consultant en Finance, professeur associé SciencesPO Paris, membre du centre de recherche IREMMO à Paris
Crédit photo: euromesco.net
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