L’Égypte en guerre contre les migrant·es
L’Égypte en guerre contre les migrant·es
Alors que les déportations de masse vers le Soudan se poursuivent, une nouvelle loi sur l’asile pourrait créer un précédent en Afrique du Nord.
Le gouvernement égyptien travaille actuellement à l’adoption d’une loi sur l’asile. Bien que le projet de loi ne soit pas certain d’aboutir, la situation des personnes migrantes en Égypte restera probablement désastreuse quel que soit le scénario. Le régime égyptien continue de repousser les réfugié·es soudanais·es en organisant des déportations de masse vers le Soudan rongé par la guerre. Dans ce contexte, l’UE préfère continuer de renforcer sa coopération migratoire et militaire avec Le Caire et de soutenir l’économie égyptienne en crise en accordant des prêts et des subventions, afin de freiner les arrivées irrégulières de migrant·es en Crète et pour maintenir à flot le régime d’Al-Sissi, qui s’avère déterminant pour sa non-intervention dans la guerre destructrice que mène Israël à Gaza.
À la surprise générale, la Commission pour la défense et la sécurité nationale de la Chambre des représentants égyptienne, la chambre basse du Parlement, a approuvé un projet de loi sur l’asile à la fin du mois d’octobre 2024, avant que le Parlement n’adopte la loi quelques semaines plus tard. Le gouvernement avait déjà rédigé le projet de loi controversé en 2023, mais son contenu n’a été divulgué qu’au mois d’octobre.
Le projet de loi prévoit le transfert de la détermination du statut de réfugié (DSR) de l’agence des Nations unies pour les réfugié·es (HCR) au gouvernement égyptien, une décision potentiellement lourde de conséquences. « On ne sait toujours pas quel impact la loi aura au niveau des procédures d’asile en Égypte », explique Mohamed Lotfy, directeur de l’Egyptian Commission for Rights and Freedoms (ECRF), une organisation de défense des droits humains basée au Caire. « L’enregistrement, la DSR et la protection doivent être transférés du HCR à un nouveau Comité gouvernemental permanent pour les réfugié·es, mais on ne dispose d’aucune information sur les modalités de mise en œuvre de cette transition, ni sur le rôle que jouera le HCR après l’adoption de la loi », a déclaré M. Lotfy à la Fondation Rosa-Luxemburg.
Bien que l‘Égypte ait ratifié en 1981 la Convention de Genève sur les réfugié·es de 1951, ce n’est pas l’État égyptien mais seulement le bureau du HCR en Égypte qui traite les demandes d’asile, accorde le statut de réfugié·e, délivre les titres d’identité le cas échéant et fournit une aide d’urgence aux réfugié·es et demandeur·euses d’asile – du moins sur le papier. Dans un protocole d’accord conclu en 1954 avec le HCR, les autorités égyptiennes ont accepté de considérer les titres d’identité délivrés par l’agence onusienne comme une preuve suffisante d’identité, et de ne pas expulser les personnes en possession de ces documents. Pourtant, les personnes enregistrées auprès du HCR se voient refuser l’accès aux systèmes éducatif et de santé publique, ainsi qu’au marché du travail formel.
En d’autres termes, « bien souvent, le gouvernement ne se soucie des difficultés rencontrées par les réfugié·es, à moins que cela ne touche à la sécurité », peut-on lire dans un document rédigé par Gerda Heck et Elena Habersky, chercheuses en migration à l’université américaine du Caire. Si l’actuel projet de loi du gouvernement est adopté, cela risque bien de changer.
Légaliser les expulsions
Fait inédit, le projet de loi garantirait aux réfugié·s l’accès à l’éducation et au marché du travail. Cependant, « la loi semble donner la priorité aux questions sécuritaires et reléguer la protection des réfugié·es au second plan, ce qui pourrait porter atteinte au droit d’asile », prévient M. Lotfy, directeur de l’ECRF. « Le texte de loi contient des dispositions très générales concernant les “actes susceptibles de porter atteinte à la sécurité nationale ou à l’ordre public”. Ces formulations vagues accordent un pouvoir discrétionnaire considérable à la nouvelle commission chargée de déterminer le statut de réfugié·e, ce qui ouvre la voie à des refus arbitraires », explique-t-il.
Par exemple, le projet de loi permet aux autorités de placer les demandeur·euses d’asile en détention jusqu’à ce que soit rendue la décision concernant leur demande d’asile, et à les expulser en cas de rejet. Le texte introduit également dans le droit égyptien le terme de « retour volontaire », concept promu par l’UE et les partisan·es du régime frontalier. Si la loi est votée, de tels « retours volontaires » seraient autorisés vers le « pays d’origine » ou la « résidence habituelle » d’une personne. Avec ces dispositions, la loi officialise de jure la détention et l’expulsion des personnes en situation de migration, ce qui est contraire au droit international malgré les pratiques des autorités. Le projet de loi interdit également aux réfugié·es d’adhérer à des syndicats, et semble vouloir criminaliser toute forme d’activisme parmi les migrant·es, comme le suggère le média égyptien Mada Masr.
Tout cela n’est guère surprenant si l’on considère la crainte paranoïaque des autorités égyptiennes de toute forme d’auto-organisation ou de protestation. Ces dernières années, des réfugié·es et demandeur·euses d’asile érythréen·nes et soudanais·es ont organisé à plusieurs reprises des rassemblements devant les bureaux du HCR situés dans la Ville du 6-octobre, en périphérie de Gizeh, pour protester contre les pratiques de l’agence des Nations unies en matière de reconnaissance du droit d’asile et pour dénoncer leurs mauvaises conditions de vie. Ces sit-in ont été violemment réprimés par la police, tandis que les services de renseignement de l’Agence nationale pour la sécurité ont répondu par des intimidations, des menaces et des convocations à l’encontre de militant·es soudanais·es.
En parallèle, les analyses du projet de loi sur l’asile sont tout sauf optimistes. Certes, une telle loi donnerait à de nombreuses personnes résidant de manière irrégulière dans le pays l’espoir de s’extraire enfin de leur situation précaire. Mais « d’un autre côté, presque personne ne se fait d’illusion sur le fait qu’une loi sur l’asile permettrait réellement d’améliorer les conditions de vie des réfugié·es », déclare Mme Heck de l’université américaine du Caire. D’autres voix sont encore plus catégoriques, et affirment qu’une telle loi aboutirait à un « désastre », puisque l’État n’a ni l’expérience ni la capacité de mener à bien des procédures d’asile, d’après les propos du membre d’une ONG qui souhaite rester anonyme. Dans son rapport sur le sujet, l’ECRF appelle à la révision du projet de loi et estime que le texte doit faire l’objet d’un examen approfondi, notamment afin d’évaluer si son contenu est conforme à la convention de Genève.
Un cheval de Troie ?
On ne sait toujours pas si le gouvernement a réellement l’intention de faire voter la loi, ou bien s’il se contente de suivre l’exemple du Maroc et d’utiliser la procédure comme un moyen de faire pression sur l’UE. En instrumentalisant l’obsession européenne d’externaliser ses frontières en Afrique du Nord, le gouvernement égyptien se garantit un atout dans les négociations bilatérales. Le gouvernement marocain avait déjà commencé à rédiger un projet de loi similaire en 2014, mais aucune loi n’avait été adoptée bien que deux versions aient été finalisées. En Tunisie, un projet de loi sur l’asile a été élaboré en 2017 mais n’a jamais été soumis au vote du parlement. En Turquie, en revanche, une loi sur l’asile est entrée en vigueur en 2014 dans le contexte des intérêts nationalistes et géopolitiques du gouvernement et de l’accord Turquie-UE qui, selon les critiques, ne garantit pas une protection adéquate aux réfugié·es mais permet plutôt l’effacement du HCR en tant qu’entité ayant autorité sur la détermination du statut de réfugié·e.
Dans le cas de l’Égypte, les deux voies sont possibles. Le texte de loi doit encore être validé par le président Abdel Fattah Al-Sissi avant d’entrer en vigueur, et le projet de loi prévoit que le cadre administratif et opérationnel du comité doit être défini par un un décret du Premier ministre avant le démarrage des procédures nationales d’asile. Tandis que ces deux étapes restent pour l’instant en suspens, le gouvernement égyptien dispose encore d’une marge de manœuvre pour retarder la mise en œuvre des dispositions de la loi et exiger des contreparties de la part de l’Europe.
Depuis des années, l’UE tente de persuader les « pays de transit » d’Afrique du Nord d’adopter des lois sur l’asile, et a encadré les processus de rédaction de ces lois en Tunisie, au Maroc et en Égypte. Le bureau du HCR en Égypte et l’agence de l’UE pour l’asile (EUAA) organisent depuis des années des ateliers et des formations sur la réglementation et la gestion de l’asile à destination des fonctionnaires égyptien·nes. Ces lois pourraient permettre aux États membres de l’UE d’expulser vers l’Afrique du Nord les personnes entrées sur leurs territoires de manière irrégulière, et d’externaliser ainsi les procédures d’asile. Si une telle loi est adoptée en Égypte, il s’agira d’un précédent en Afrique du Nord. Toutefois, le gouvernement égyptien cherchera sans doute à éviter que l’application de la loi ne transforme l’Égypte en un pays-réceptacle pour les personnes expulsées de l’UE. En faisant avancer le projet de loi, il semblerait que le régime d’Al-Sissi cherche plutôt à contourner le HCR en tant qu’autorité chargée de déterminer l’octroi du statut de réfugié·e en Égypte.
La carotte et le bâton
En parallèle, les autorités policières et militaires égyptiennes continuent de prendre des mesures drastiques à l’encontre des personnes migrantes basées en Égypte et des réfugié·es nouvellement arrivé·es. Le régime égyptien confirme ainsi sa position en réponse à la guerre qui fait rage entre l’armée soudanaise et la milice FSR au Soudan, à laquelle l‘UE a fourni pendant un certain temps des équipements pour renforcer le contrôle des migrations au Soudan, en menant une politique de la carotte et du bâton. Peu après le début de la guerre en 2023, une vaste campagne de diffamation contre les migrant·es a été lancée sur les réseaux sociaux en Égypte, ce qui a été confirmé à l’unanimité par de multiples sources lors d’entretiens menés au Caire. Des appels ont été lancés pour mener des opérations d’expulsion ou boycotter des entreprises gérées par des personnes réfugiées. Plus récemment, un député égyptien a affirmé que le pays subissait une « invasion » d’immigré·es clandestin·es, ce qui va dans le sens de la campagne de diffamation menée l’année dernière.
Alors que certains rapports faisaient déjà état d’opérations d’expulsion vers le Soudan à la mi-2023, le gouvernement égyptien a lancé, à la surprise générale, une campagne de régularisation en septembre 2023, appelant les personnes entrées dans le pays de manière irrégulière ou sans visa valide à régulariser leur situation. Avec cette mesure, les personnes en situation irrégulière doivent s’acquitter de la somme de 1000 dollars en échange d’une régularisation de leur statut. Depuis cette annonce, le bureau des étrangers et des visas d’Abbaseyya, à l’est du Caire, ne désemplit pas. Les personnes qui cherchent à régulariser leur situation doivent parfois attendre jusqu’à six mois pour obtenir un rendez-vous. Dans le même temps, les autorités ont durci la réglementation en matière de visa et d’entrée pour les personnes originaires du Soudan et de la Syrie, et les expulsions vers ces deux pays se sont intensifiées.
Depuis que la campagne de régularisation a pris fin en juin 2024, un vent de panique s’est répandu dans tout le pays, semblable à celui provoqué par la dernière vague d’arrestations et d’expulsions menée en 2023, comme l’explique un employé d’une organisation d’aide aux personnes migrantes basée au Caire. Les autorités policières avaient déjà procédé à des rafles systématiques, des arrestations collectives et des déportations en 2023, notamment vers le Soudan, mais c’est désormais une sorte d’état d’urgence permanent qui prévaut depuis la mi-2024. D’innombrables personnes en situation de migration n’osent plus quitter leur domicile par crainte d’être arrêtées, comme l’a rapporté un travailleur humanitaire qui souhaite garder l’anonymat. De nombreuses personnes arrêtées sont libérées après trois semaines de détention, à l’issue d’un contrôle de sécurité effectué par les autorités, mais des milliers d’autres ont depuis été expulsées vers le Soudan.
Selon les chiffres du HCR, plus de 5000 personnes ont été expulsées vers le Soudan entre les mois d’avril et septembre 2023, dont 3000 pour le seul mois de septembre. En novembre 2023, 1600 autres personnes ont été expulsées vers ce pays déchiré par la guerre, y compris des personnes ayant reçu le statut de réfugié·e. Les autorités ont expulsé 800 personnes entre janvier et mars 2024, tandis que certains articles de presse confirment que 700 autres personnes ont été expulsées en juin dernier. Le nombre de cas non signalés est probablement beaucoup plus élevé, car les réfugié·es sont désormais arrêté·es par la police ou l’armée immédiatement après avoir franchi la frontière dans le Sud. Leurs téléphones sont systématiquement confisqués et ils et elles seront reconduit·es à la frontière dans des convois de bus après avoir passé des semaines en détention dans des postes de police, ou au camp de Shellal à Assouan, géré par l’unité de police anti-émeute des Forces centrales de sécurité, ou encore dans des installations militaires improvisées. Le nombre de décès survenus lors du dangereux passage de la frontière entre le Soudan et l’Égypte est lui aussi en augmentation.
Quand l’Europe lance une offensive de charme
Pour l’UE et ses États membres, la guerre au Soudan reste la principale motivation derrière l’intensification des contrôles migratoires et de la coopération militaire avec le régime d’Al-Sissi. Selon les données de l’ONU, plus de 11,6 millions de personnes ont été déplacées au Soudan depuis le début de la guerre en 2023, dont au moins 1,2 million ont fui vers l’Égypte. Le nombre de réfugié·es et de demandeur·euses d’asile enregistré·es auprès du bureau du HCR en Égypte a plus que doublé en seulement un an pour atteindre 800 000 personnes, incluant les ressortissant·es soudanais·es enregistré·es par le HCR et dont le nombre a presque triplé pour atteindre 513 000 personnes (en octobre 2024). Cette année, l’agence des Nations unies a finalisé les procédures de DSR pour seulement 9000 personnes, et 3630 personnes ont pu être réinstallées depuis l’Égypte vers un pays tiers sûr, contre seulement 863 l’année précédente. Mais les réfugié·es du Soudan et d’autres pays restent pour la plupart bloqué·es en Égypte, et l’UE fait tout ce qui est en son pouvoir pour que cette situation perdure.
Dans le cadre de sa politique de limitation des migrations déguisée en aide humanitaire, l’UE a fourni 25 millions d’euros à l’Égypte en 2023 pour venir en aide aux personnes migrantes ayant un besoin urgent de protection et celles fuyant le Soudan, tout en intensifiant les pourparlers avec l’Égypte autour d’un programme d’aide économique étendu. En mars 2024, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, s’est rendue au Caire avec les chefs de gouvernement de la Grèce, de Chypre, de l’Italie, de l’Autriche et de la Belgique où elle a signé un accord d’aide d’un montant de 7,4 milliards d’euros avec l’Égypte, sous forme de prêts, de subventions, d’investissements et de fonds destinés à des projets de gestion des frontières, d’une valeur de 200 millions d’euros. L’accord associe une fois de plus la question migratoire et le développement, et entend ouvrir la voie à une coopération plus étroite entre les autorités égyptiennes et les agences de l’UE telles que l’EUAA, Europol ou Frontex.
La Belgique, l’Italie et la Grèce cherchent à tout prix à garantir la stabilité du régime égyptien et de son économie en crise, et à inciter l’Égypte à intégrer davantage le régime européen de contrôle des frontières, qui continue de porter atteinte aux droits humains et aux droits des réfugié·es de manière systématique, à l’intérieur des frontières de l’Europe et au-delà. Actuellement, l’UE poursuit donc trois objectifs principaux en Égypte : empêcher les réfugié·es soudanais·es de poursuivre leur voyage vers l’Europe, fermer la route migratoire entre l’est de la Libye et la Crète, et garantir que l’Égypte continuera de s’investir sur la question des réfugié·es palestinien·nes, ce qui est loin d’être sans rapport avec le génocide israélien en cours à Gaza.
Avec l’augmentation des arrivées irrégulières d’Égyptien·nes sur le territoire européen ces dernières années, et le rôle de l’Égypte en tant que centre de « transit » pour les personnes fuyant la guerre, la famine ou les persécutions, la Commission européenne avait déjà lancé en 2022 un projet de gestion des frontières à destination des garde-côtes égyptiens, d’une valeur de 80 millions d’euros. Alors que ces fonds sont en partie destinés à l’achat de navires de patrouille, Bruxelles a débloqué 20 millions d’euros supplémentaires en juin 2024 pour financer des véhicules blindés, des drones et des équipements radar destinés à l’armée égyptienne, qui seront utilisés à la frontière égyptienne avec la Libye.
Pendant ce temps, la guerre perpétrée par Israël à Gaza en totale violation du droit international, et qui, d’après les propos de nombreux responsables israélien·nes, vise à anéantir la bande de Gaza et à en expulser la population, était au centre des préoccupations de l’UE lors de la signature en mars dernier de cet accord avec l’Égypte, d’une valeur totale d’un milliard d’euros. Mais le refus de l’Égypte d’accueillir des réfugié·es palestinien·nes, et de soutenir ainsi la stratégie destructrice de colonisation des partisan·es israélien·nes de la ligne dure à Gaza, relève moins de l’expression de la solidarité de l’État égyptien envers les Palestinien·nes que des considérations sécuritaires de son appareil militaire et policier paranoïaque, et reflète également les enjeux autour des prêts et subventions octroyés à l’Égypte par les gouvernements occidentaux. La collaboration de l’État égyptien avec Israël et ses allié·es dans la gestion de sa frontière avec la Palestine restera déterminante dans tous les possibles scénarios futurs pour Gaza. Entre-temps, les manifestations de solidarité avec la Palestine continuent d’être réprimées et criminalisées par les autorités égyptiennes.
En Grèce, une discrète diplomatie anti-immigration
Tout comme la guerre au Soudan, les déplacements de masse provoqués par les attaques systématiques d’Israël sur le territoire palestinien et l’invasion du Liban par l’armée d’occupation contribuent à alimenter les flux de migrations forcées dans la région, ce qui ne fait que renforcer la politique d’externalisation des frontières de l’UE en Méditerranée orientale. Face au nombre croissant de personnes fuyant le Liban, la Syrie et la Palestine à bord de bateaux à destination de Chypre, l’UE a également conclu un accord migratoire avec le Liban en 2024. Depuis 2023, les autorités libanaises ont procédé à de nombreuses expulsions vers la Syrie et intercepté des bateaux transportant des personnes vers Chypre, dans des proportions jamais vues. De leur côté, les garde-côtes chypriotes interceptent également les personnes qui prennent la mer depuis les côtes libanaises pour les ramener au Liban, alors que le pays est en proie à une grave crise et violant ainsi ouvertement le droit international des réfugié·es. Avec ces pratiques, le Liban et Chypre suivent la même tendance que la Grèce.
Entre les pratiques illégales de refoulement, la criminalisation des personnes migrantes et l’installation de camps sur les îles grecques, la position répressive adoptée par Athènes à l’égard des personnes réfugiées et déplacées est désormais connue bien au-delà des frontières européennes, et est sans équivalent en Europe. « La Grèce a un passé de refoulements et d’expulsions sommaires sans évaluer les besoins en protection des droits humains des ressortissant·es de pays tiers, sur terre et en mer », a écrit Maria Paraskeva, chercheuse en migration, dans un rapport datant de 2023 publié par le bureau de la Fondation Rosa-Luxemburg en Grèce. Les refoulements s’inscrivent dans une dynamique initiée il y a une dizaine d’années et sont pratiqués de manière régulière et systématique.
En parallèle, la route migratoire de plus en plus fréquentée entre Tobrouk, dans l’est de la Libye, et le sud de la Grèce est au centre de l’attention des acteurs du régime frontalier en Grèce. Des bateaux en partance pour la Crète, transportant des personnes entrées en Libye via l’Égypte, ont fait naufrage le long de cette route à plusieurs reprises, pas plus tard qu’en octobre 2024. Malgré ces événements tragiques, les autorités grecques s’abstiennent d’attirer trop les regards sur les flux migratoires croissants vers la Crète, et de réfléchir à une stratégie concrète pour gérer la situation, comme l’explique Mme Pareskeva à la Fondation Rosa-Luxemburg. « Cependant, l’arrivée récente de 200 personnes en Crète en octobre 2024, ainsi que l’arrivée de 1500 personnes sur la petite île de Gavdos, au sud de la Crète, en avril 2024 ont été évoquées par la presse grecque, au moins brièvement, et les autorités ont été forcées de s’exprimer à ce sujet. Pourtant, le gouvernement tente de donner l’impression qu’il maîtrise parfaitement la situation, et affirme que l’État a réussi à endiguer les flux migratoires vers la Grèce. »
Dans ce contexte, le Premier ministre conservateur grec Kyriakos Mitsotakis s’est rendu au Caire avec la présidente de la Commission européenne en mars dernier. « Le gouvernement grec craint qu’à l’avenir, davantage de personnes en provenance d’Égypte n’entrent en Europe par la route de la Crète », explique Mme Pareskeva. Il n’est donc pas surprenant que les garde-côtes grecs aient déjà refusé de débarquer des personnes migrantes secourues en mer par des navires marchands sur la route du sud avant de les renvoyer vers Port Saïd en Égypte, dans deux cas confirmés par Alarmphone. Mais cette pratique ne s’est pas généralisée jusqu’à présent le long de cette route, comme l’a déclaré l’ONG SAR dans un rapport.
« Endiguer les mobilités non désirées »
En 2016, l’État égyptien avait déjà réussi à instrumentaliser les mouvements migratoires afin de bénéficier d’une marge de manœuvre dans les négociations avec les bailleurs de fonds étrangers, mais aussi pour redorer le blason du régime sur la scène internationale après le coup d’État sanglant mené par l’armée en 2013. Fin 2016, les autorités égyptiennes avaient ainsi fermé les frontières maritimes après le naufrage d’un chalutier au large des côtes méditerranéennes, ce qui avait permis à l’Égypte de se présenter comme un partenaire fiable en matière de contrôle migratoire. L’évolution des dynamiques migratoires dans la région ces dernières années ont offert au régime d’Al-Sissi une nouvelle occasion de troquer un contrôle migratoire plus strict contre des prêts, des subventions ou des investissements dans le pays.
Les pratiques de déportations sommaires vers le Soudan, calquées sur le modèle algérien, indiquent que la logique de régime frontalier propagée par l’UE et ses intermédiaires est désormais pleinement enracinée dans l’administration égyptienne. Entre-temps, la loi sur l’asile en est encore au stade de projet, mais si elle est adoptée, cette loi viendra consolider la politique d’externalisation des frontières de l’UE en Afrique du Nord. Ces mesures, ainsi que d’autres, montrent clairement comment la stratégie globale de l’UE en matière de migration et de développement dans des pays tels que l’Égypte remodèle les « paysages politiques, humanitaires et migratoires » d’un pays, dans le but de l’« intégrer et [d’] endiguer les “mobilités indésirables” » en dehors de l’UE, d’après les chercheuses Mmes Heck et Habersky de l’université américaine du Caire.
La « lutte contre les causes profondes de la migration » menée par les politiques libérales européennes dans des pays comme l’Égypte n’est rien d’autre qu’un euphémisme dévoyé dans une politique néocoloniale qui tente de tromper sa population, en lui faisant croire que les programmes humanitaires mis en œuvre dans les pays du Sud et déguisés en « projets de développement » peuvent arrêter les migrations. Bien qu’il s’impose de toute urgence, le débat sur les déséquilibres économiques et commerciaux structurels entre les pays du Nord et du Sud se retrouve toujours plus entravé par un discours dominant et trompeur sur le développement, tandis que le droit international relatif aux droits humains et aux réfugié·es s’érode toujours plus vite. Dans un contexte d’externalisation de ses politiques frontalières en Afrique du Nord, il n’est donc pas surprenant que la Commission européenne et les gouvernements en Allemagne, en Italie ou Grèce ne se soucient pas d’être critiqués pour leur stratégie « argent contre contrôle de la migration », ni d’être accusés de « complicité » de violation des droits humains par des organisations de défense des droits telles que Human Rights Watch.