La boîte noire: Détention et expulsion des réfugié·es, les pratiques opaques de l’Egypte
En totale violation des conventions internationales relatives aux réfugié·es et aux droits humains, les autorités égyptiennes poursuivent leur répression contre les réfugié·es et les personnes en situation de migration. Si les expulsions de ressortissant·es érythréen·nes se sont apparemment multipliées depuis 2021, d’innombrables personnes migrantes sont actuellement détenues en Égypte dans des conditions désastreuses, sans avoir accès à un·e avocat·e. Une loi sur l’asile est actuellement en cours de rédaction, conformément aux exigences européennes. Mais, ce faisant, Le Caire poursuit également ses propres objectifs.
En novembre 2021, la commissaire européenne aux Affaires Intérieures Ylva Johansson s’est rendue au Caire pour assister à la troisième session du dialogue UE-Égypte sur les migrations, lancé en 2017, et y rencontrer de hauts responsables gouvernementaux. À cette occasion, celle-ci a explicitement salué les actions mises en place par l’Egypte pour lutter contre la migration irrégulière[1], et l’a même qualifiée de “partenaire-clé de l’UE”. De fait, Bruxelles souhaite approfondir sa coopération avec Le Caire en matière de migration, et fournir une aide financière supplémentaire, a annoncé la commissaire.[2]
Presque simultanément à la visite de Johansson au Caire, le ministère égyptien de l’Intérieur a expulsé sept demandeurs d’asile vers l’Érythrée, qui vit sous le joug d’une dictature militaire.[3] Les ambassades occidentales auraient fait pression à huis clos pour que cette expulsion soit annulée, mais ni l’UE ni les différents États européens n’ont dénoncé publiquement cette violation manifeste de la Convention de Genève de 1951, dont l’Égypte est signataire.
Pendant des années, la dénonciation des crimes systématiques contre les droits humains commis par l’Égypte à l’encontre de sa propre population n’a été surtout formulée qu’à huis clos par les gouvernements européens, sinon de manière très discrète. En revanche, les violations des droits humains commises à l’encontre des réfugié·es basés en Égypte ne sont guère un sujet de préoccupation au niveau diplomatique. De fait, Le Caire a les mains libres sur cette question, tandis que le maintien, voire l’extension du régime de contrôle des frontières dans la région représente un intérêt crucial, tant pour l’Egypte que pour les Etats européens.
Juste après le naufrage dévastateur de 2016 survenu au large de la ville méditerranéenne de Rashid,[4] lors duquel plus de 300 personnes se seraient noyées, le régime a fermé les frontières maritimes. Depuis, presque aucun bateau transportant des migrant·es irrégulier·es n’a pris la mer depuis les côtes égyptiennes vers l’Europe. A l’époque, l’accord de 2016 conclu entre la Turquie et l’UE avait déjà servi de modèle au président égyptien Abdel Fattah al-Sisi, pour définir son approche dans ses futures relations avec l’Europe. En concluant un accord similaire, les objectifs du régime sont manifestes : bâillonner les critiques émises contre les violations des droits humains, et redorer son blason sur la scène internationale après la prise de pouvoir sanglante de Sisi en 2013.[5]
Six ans plus tard, on peut affirmer que cette stratégie a porté ses fruits. Les critiques publiques à l’égard du régime du Caire sont encore plus discrètes, tandis que les États européens et l’Égypte ont considérablement développé leur coopération en matière de migration. La catastrophe de Rashid, et la fermeture rapide des frontières maritimes du pays qui en a résulté, ont ouvert la voie à Sisi pour présenter son régime comme étant un partenaire fiable et efficace en matière de politiques de contrôle des frontières. Depuis, le soutien de l’Europe à l’Égypte en matière de sécurité et de développement a aussi été renforcé, notamment en ce qui concerne les mouvements migratoires entre l’Afrique de l’Est et du Nord, et le “potentiel migratoire” [6] de la société égyptienne[7], invoqué sans relâche. Du côté de l’UE, les autorités policières Europol et CEPOL (Collège européen de police), et l’agence de contrôle des frontières Frontex[8] coopèrent indirectement avec l’Égypte, tandis que l’Agence de l’Union européenne pour l’asile (EUAA, anciennement EASO) étend progressivement ses activités en Égypte. En parallèle, les États européens ont également renforcé leur coopération avec l’Égypte au niveau bilatéral depuis 2016 : la France a livré des équipements militaires lourds, tels que des avions de chasse et des navires de guerre, tandis que l’Italie[9] et l’Allemagne[10] ont considérablement intensifié leur aide bilatérale au développement et leur coopération policière avec Le Caire.
Pourtant, par sa politique migratoire de plus en plus ferme, le régime poursuit aussi ses propres objectifs. “L’Égypte n’est en aucun cas un objet passif de l’externalisation des frontières de l’UE”, explique à la RLS Gerda Heck, professeur à l’Université américaine du Caire (AUC). À la frontière avec la Libye, par exemple, ses propres intérêts sécuritaires jouent un rôle considérable. Il est tout aussi important pour le régime d’exercer un maximum de contrôle sur ses frontières et sur les personnes vivant dans le pays – qu’elles soient égyptiennes ou non -, c’est-à-dire sans interférence de l’ONU ou d’autres acteurs.
C’est notamment pour cette raison que les immigrant·es sont souvent maintenu·es dans une situation d’incertitude généralisée. La détention et d’expulsion constituent un élément central de ce contrôle de la population et de la migration, exercé à la fois de manière méthodique et arbitraire à l’encontre des réfugié·es et des personnes en situation de migration. Cette pratique n’est toutefois pas un phénomène nouveau, mais constitue plutôt la suite logique d’une politique déjà en place depuis des années.
Des milliers, voire des dizaines de milliers de personnes sont arrêtées chaque année aux frontières de l’Égypte, qui les maintient en détention administrative, souvent indéfiniment. Si l’armée ne publie que rarement des chiffres relatifs aux personnes arrêtées aux frontières, l’Égypte s’apparente à une véritable boîte noire en matière d’expulsions. Il n’existe pas de statistiques officielles, et ni la société civile ni les médias ne sont en mesure d’appréhender l’ensemble des pratiques de l’Etat, étant donné la sensibilité du sujet et le manque de transparence dont font preuve le ministère de l’Intérieur et l’armée. Néanmoins, le présent rapport tente d’exposer quelques éléments de la politique migratoire et de contrôle des frontières du régime égyptien, et de dresser un portrait plus nuancé contrastant avec l’image d’une Égypte soi-disant docile, qui n’agirait que sur ordre de l’Europe en matière de migration.[11]
[1] Ylva Johansson, Tweet, Twitter, 15 novembre 2021, disponible sur https://twitter.com/YlvaJohansson/status/1460168931537215490. Dernier accès le 30 mars 2022.
[2] Ylva Johansson, Tweet, Twitter, 15 novembre 2021, disponible sur https://twitter.com/ylvajohansson/status/1460197300714803205. Dernier accès le 30 mars 2022.
[3] “Stop the crime of forced deportation against seven Eritrean asylum seekers”, Refugees Platform in Egypt, 17 novembre 2021, https://rpegy.org/en/stop-the-crime-of-forced-deportation-against-seven-eritrean-asylum-seekers/, dernier accès le 30 mars 2022.
[4] Tom Rollins et Sofian Philip Naceur, “Egypt‘s Migration Trade with Egypt”, Mada Masr, 1er février 2017, disponible sur https://www.madamasr.com/en/2017/02/01/feature/politics/europes-migration-trade-with-egypt/. Dernier accès le 30 mars 2022.
[5] “All According to Plan”, Human Rights Watch, 12 août 2014, disponible sur https://www.hrw.org/report/2014/08/12/all-according-plan/raba-massacre-and-mass-killings-protesters-egypt. Dernier accès le 30 mars 2022.
[6] La population égyptienne est passée de 83 millions d’habitants en 2010 à 104 millions en 2022. Le Grand Caire compte désormais environ 30 millions d’habitants à lui seul. Le taux de pauvreté du pays est très élevé, et a en outre présenté une augmentation significative depuis le lancement en 2016 d’un programme d’ajustement structurel néolibéral et la pandémie de Covid-19. Le taux de pauvreté s’élève désormais à environ 30 % de la population, selon les données gouvernementales. Au vu de ces données et du point de vue de l’UE, l’Égypte doit rester stable économiquement et politiquement à tout prix.
[7] Conseil de l’Union européenne: Discussion Paper 6135/22, 18 février 2022, disponible sur https://migration-control.info/wp-content/uploads/2022/02/st06135.en22.pdf. Dernier accès le 30 mars 2022.
[8] Commission européenne : Reply to a parliamentary inquiry E-002474/2019, 28 octobre 2019, disponible sur https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/E-9-2019-002474-ASW_EN.html. Dernier accès le 30 mars 2022.
[9] Sara Prestianni, “Security and Migration”, ARCI, Mai 2019, disponible sur https://www.arci.it/app/uploads/2019/05/report-2019-inglese-normal.pdf. Dernier accès le 30 mars 2022.
[10] Sofian Philip Naceur, An “Accessory to Repression”? Fondation Rosa-Luxemburg, Mars 2018, disponible sur https://www.rosalux.de/fileadmin/rls_uploads/pdfs/Artikel/03-18_Online-Publ_accessory_to_repression.pdf. Dernier accès le 30 mars 2022.
[11] Note : Ce rapport est basé sur plus de 50 entretiens réalisés entre septembre 2020 et mars 2022 avec des réfugié·es et des personnes en situation de migration, ainsi qu’avec des militant·es, des avocat·es et des représentant·es d’organisations de la société civile. La plupart des personnes interrogées ont souhaité garder l’anonymat.