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Les politiques de visa et les traumatismes de l’immobilité

Recherche par Wael Garnaoui
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L’Homme est né libre. Cette affirmation est un point commun non seulement aux philosophies modernes et religions anciennes, mais aussi à la critique politique issue de notre condition moderne et contemporaine.  C’est sans doute de cette affirmation générale que découle la « naturalité » de considérer la mobilité et la circulation comme un droit fondamental, par l’ensemble des chartes internationales relatives aux droits humains. Mais force est de constater que les pays riches transformés en forteresses font litière de la dimension subjective de la migration, répriment la pulsion qui pousse les humain⋅es vers un ailleurs. C’est la « pulsion viatorique », très justement définie par Gérard Haddad comme la pulsion qui « nous pousserait à voyager, avec l’appel de l’inconnu, de l’autre, des espaces », impliquant l’espace comme enjeu existentiel et comme vecteur de la subjectivité.[1]

Avant la colonisation de la Tunisie par la France en 1881, le Tunisien, sujet des empires pré-étatiques, était libre de circuler dans les territoires voisins en Afrique, dans le bassin méditerranéen, et jusqu’aux terres chinoises. À partir de 1881, le Tunisien perd graduellement cette « pulsion viatorique » sous l’effet des complications bureaucratiques, policières puis frontalières. Il devient enfermé ou contrôlé par des frontières fondées par les puissances coloniales. Bien que la colonisation aie créé des frontières nationales de plus en plus fixes, une forme de liberté s’est maintenue du fait même de l’appartenance à l’empire colonial qui, tout en sélectionnant les populations et hiérarchisant les territoires, n’ira pas jusqu’à interdire définitivement la circulation dans son espace. Au moment de l’accès à l’indépendance, les Tunisien⋅nes retrouvent une liberté de circuler entre leur pays et les anciennes métropoles coloniales. Ils et elles retrouvent la nature pulsionnelle humaine et jouissent d’une mobilité avec moins de restrictions administratives : voyages d’étude, immigration de travail, tourisme, visites à un membre de la famille, voyage médical, sportif, etc. Le rappel de ces généralités est nécessaire quand on connaît la réalité, aujourd’hui, des complexités et des interdictions de voyager. Les motifs les plus courants du voyage – aussi banals que « participer à une manifestation sportive » ou « accéder à des soins médicaux » – souffrent de l’interdiction.

A partir de 1995, date de la création de l’espace Schengen, la mobilité des Tunisien⋅nes est en effet bouleversée par l’obligation d’obtenir un visa, condition nécessaire pour se déplacer vers l’autre rive de la Méditerranée. La Mare nostrum (“Notre mer”) devient la grande étrangère repoussant les populations du sud de la Méditerranée. La frontière naturelle se dédouble en une strate politique qui devient au fur et à mesure la marque d’une souillure. Alors, même si ce visa rare peut être obtenu par miracle administratif, la pulsion naturelle de partir est définitivement rompue.

L’article suivant traite de l’effet psychique que j’appelle « traumatisme de (l’im)mobilité », et qui marque les anciennes colonies au moment de la fermeture des frontières politiques. Le cas tunisien est une illustration de la violence psychique subie par l’ensemble de la société confrontée à la frontière, au moment de la politisation par la fermeture de cette dernière. Je traiterai de ces traumatismes par le prisme des liens familiaux entre individus ayant immigré, et les membres de leur famille resté⋅es en Tunisie et interdit⋅es de circuler. Je me référerai à des entretiens réalisés dans le cadre d’une nouvelle recherche sur la nouvelle politique des frontières.

 

Comment cette politique migratoire révèle des traumatismes individuels et collectifs ? Comment le dispositif des frontières devient un objet qui impacte l’intime et transforme l’ordre social ?

 

Stress, choc, repli, honte, colère et contestation

Cet article doit se lire comme le commentaire d’un entretien. Cet entretien a été choisi parmi une dizaine conduits dans le cadre d’une enquête en cours sur les effets de la frontiérisation sur les populations des anciennes colonies, la Tunisie en l’occurrence. Il représente une réalité tunisienne des classes moyennes dans leurs luttes avec les procédures des visas. Cet entretien est représentatif – voire significatif – de ce que notre enquête objective en Tunisie cherche à confirmer sur les processus de l’intériorisation de la frontiérisation. Il expose les cinq étapes par lesquelles passent les familles des classes moyennes auxquelles on refuse l’accès aux visas leur permettant de se rendre chez leurs descendant⋅es et ascendant⋅es installé⋅es en Occident : le stress de l’attente, le choc face au refus, le repli et la honte, la colère et enfin la contestation/le désespoir. Ces étapes peuvent ainsi être appelées « traumatisme de l’immobilité ». Par ailleurs, il s’agira de mettre l’accent sur l’impact du refus de visa sur les familles issues des classes moyennes et riches en Tunisie.[2]

Nous avons observé dans nos travaux antérieurs comment le désir de la traversée de la frontière méditerranéenne obéit à la montée de l’interdiction et des nouveaux dispositifs bureaucratiques régissant la migration.[3] En effet, avant 1995, le désir de partir avec la revendication d’une installation définitive dans les territoires européens est peu observé. La politique du regroupement familial initiée dès le début des années 1980 introduit massivement les grandes vagues de l’installation, alors même qu’elle s’apprête à entériner la fermeture et la sélection face à la migration au sein des pays d’accueil. Le désir de l’installation définitive des émigré⋅es en Europe n’est apparu qu’après la Schenguenisation[4] de la Méditerranée et l’émergence d’une culture Schengen de la sécurité[5].

A partir de cette période, l’UE a mis en place une politique européenne de voisinage (PEV) qui introduit une nouvelle gestion des frontières, qui participe à transformer les représentations en termes d’hospitalité et d’altérité. Cette politique, qui va de pair avec la montée considérable des partis de l’extrême droite, dorénavant acteurs au sein de plusieurs gouvernements européens, entérine une vision où des habitant⋅es des anciennes colonies sont appréhendé⋅es comme des personae non gratae.

Les cinq étapes vécues par les populations interdites de visa parmi les classes moyennes tunisiennes est un traumatisme qui s’installe sur des échelles que notre enquête doit mesurer, avant de penser toute alternative de sortie d’une telle situation. Ces cinq phases – le stress de l’attente du visa ; le choc devant le refus ; la honte ; la colère et la contestation – caractérisent une expérience à la fois collective et individuelle. Elle est collective dans le sens où elle est éprouvée par l’ensemble de la communauté des demandeur⋅euses de visa refoulé⋅es et interdit⋅es de mobilité, c’est-à-dire les personnes ayant rempli les conditions de la sélection et étant en capacité de prouver leur innocence quant au délit de la harga. Elle est individuelle dans le sens où chaque « refusé⋅e » se confrontant aux conséquences désastreuses du refus – notamment les familles séparées de leurs enfants émigré⋅es – vit la situation sans possibilité de s’organiser politiquement et collectivement.

Avant d’illustrer cette situation par l’entretien mené avec la famille Snoussi,[6] rappelons la situation générale du « problème » avant la nouvelle politique de la schenguenisation. En effet, l’accès aux visas était auparavant différencié suivant les catégorisations à la fois filiales et socio-économiques. D’abord, des facilités de circulation ont bel et bien existé par le droit du regroupement garanti aux couples mariés, malgré l’exacerbation des soupçons pesant sur les mariages blancs. Ensuite, ce même droit va se généraliser pour inclure les descendant⋅es et les ascendant⋅es sans difficultés apparentes. De plus, l’obtention de visa n’était pas difficile pour toutes les catégories sociales. Cela était particulièrement le cas pour les classes moyennes, principalement constituées de fonctionnaires ayant des liens institutionnels avec l’État tunisien, ainsi que pour les classes aisées et les hommes et femmes d’affaires en général. Les premiers refus de visa vont toucher en premier lieu les catégories les plus précaires, qui réagissent alors en adoptant une pratique dont la dangerosité n’a cessé d’augmenter sous l’effet de dispositifs technologiques et policiers de plus en plus répressifs, les condamnant à emprunter des chemins périlleux. Ces catégories ont choisi le départ clandestin dans des conteneurs de marchandises, des bateaux ou encore des barques artisanales pour rejoindre la rive nord de la Méditerranée.

 

Il faut signaler ici un fait majeur qui vient s’ajouter à la schenguenisation déjà initiée, à savoir la situation singulière et internationale de la gestion de l’épidémie de Covid-19, entamée en 2020. Cette dernière a eu un impact considérable, en exacerbant le tri et l’interdiction de circulation. De manière générale, les déplacements intra-étatiques sont largement affectés par des mesures sécuritaires restrictives de la liberté de circulation. Les confinements du printemps 2020 et l’adoption généralisée du télétravail, ainsi que la fermeture de plusieurs usines et entreprises de production doivent être compris non seulement comme des mesures du biopouvoir au sens foucaldien, mais aussi comme un laboratoire des politiques publiques quant à la capacité de produire, d’appliquer et d’étendre des mesures restrictives de la circulation. Les déplacements de longue distance ont été progressivement entravés en raison de la fermeture des frontières et des restrictions de circulation. Cette période exceptionnelle a incité de nombreux acteurs à entreprendre des réflexions approfondies sur notre système de mobilité et nos modes de vie.[7] De nouveaux comportements individuels et collectifs ont émergé, et des politiques publiques ont été mises en place pour anticiper les changements post-pandémie, également appelés « le monde d’après ». Or, c’est bien la question frontalière à l’adresse des étranger⋅es qui ressortira comme l’avant-garde des politiques répressives restées en vigueur après la pandémie et les restrictions liées à la santé publique.

En effet, le ministre français de l’Intérieur Gérald Darmanin a annoncé dans ce contexte, le 29 septembre 2021, la réduction de 30% du nombre de visas accordés aux ressortissant⋅es tunisien⋅es par rapport à 2020, et de moitié pour les Marocain⋅es et les Algérien⋅nes. La raison invoquée est celle du refus de ces États de délivrer les laissez-passer consulaires nécessaires au retour des immigré⋅es refoulé⋅es de France. L’objectif du gouvernement français est de « pousser les pays concernés à changer de politique et accepter de délivrer les laissez-passer consulaires ».[8] L’ancien porte-parole du gouvernement Gabriel Attal affirmait par la même occasion que « C’est une décision drastique, c’est une décision inédite, mais c’est une décision rendue nécessaire par le fait que ces pays n’acceptent pas de reprendre des ressortissant⋅es que nous ne souhaitons pas et ne pouvons pas garder en France ».[9]

Cette situation inédite nous amène à questionner collectivement l’hypothèse d’une restriction continue de nos déplacements, sur laquelle la politique migratoire s’est basée depuis longtemps. Cela nous fait également penser que le refus de visa est devenu un traumatisme qui touche des personnes qui avaient auparavant le droit de circuler.

 

[1]Antonietta Haddad, Gérard Haddad, Freud en Italie : Psychanalyse du voyage, Paris, Albin Michel. 1995.

[2] L’article s’inscrit dans la complémentarité avec des travaux précédents traitant des conséquences de la schenguenisation de la Méditerranée sur les jeunes Tunisien⋅nes. Il complète ainsi l’étude des familles des mort⋅es et des disparu⋅es en mer ainsi que l’étude des motivations inconscientes de la traversée de la mer. Voir Wael Garnaoui, « Harga et désir d’Occident au temps du djihad », Recherches en psychanalyse, vol. 33, no. 1, 2022, pp. 81-95. Wael Garnaoui « Externalisation des frontières européennes et politiques migratoires tunisiennes : une psychologie des impacts socio-politiques », Confluences Méditerranée, vol. 125, no. 2, 2023, pp. 107-122.

[3] Wael Garnaoui, Harga et désir d’Occident. Étude psychanalytique des migrants clandestins tunisiens, Nirvana. Tunis. 2021

[4]Ruben Zaiotti, « La propagation de la sécurité : l’Europe et la schengenisation de la Politique de voisinage », Cultures & Conflits, 66 | 2007, 61-76.

[5] Ibid.

[6] Le nom a été changé par souci d’anonymat.

[7] Garnaoui, W & Ben Lazreg, H. 2020. “The Passport Paradox and the Advent of Immobility Justice”. Resetdoc, 8 juin 2020.

[8] Le Monde. « Immigration : la France durcit “drastiquement” l’octroi de visas aux Algériens, Marocains et Tunisiens »; 28-09-2021

[9] Libération. « Maroc, Algérie et Tunisie : la France va durcir l’octroi des visas  ». 28-09-2021