Wagner en Libye – combat et influence
La société militaire privée Wagner Group est l’acteur le plus déterminant dans la stratégie militaire de l’armée nationale libyenne, à sa tête le Maréchal Khalifa Haftar. Agissant comme une légion étrangère russe, sans la contrainte du respect de la légalité internationale ni même celle des lois russes, elle est devenue un instrument de projection de puissance pour Vladimir Poutine. Avant de parler du Wagner Group, il est judicieux de comprendre les racines du mercenariat institutionnel russe et les raisons pour lesquelles Wagner est l’aboutissement d’un long processus qui a toujours navigué dans la zone grise de la légalité en Russie.
Personnage incontournable et lié à Wagner Yevgueny Pirigozhin a tendance à donner une image d’Épinal des Sociétés Militaires Privées russes (CMP). En résumé, Pirigozhin, (connu sous le nom : “chef de cuisine de Putin”), oligarque et fournisseur exclusif en catering du Kremlin, ami personnel de Vladimir Poutine, a, grâce à ses relations et à son argent monté avec l’aide de Dmitri Utkin, l’ancien des forces spéciales qui se charge des affaires militaires, suggéré au Président russe de créer Wagner pour s’occuper des opérations militaires secrètes du Kremlin. En réalité, le background légal et historique du monde de la sécurité en Russie est plus complexe et remonte à l’après-guerre de Tchetchénie. Il en va de même de l’’utilisation des CMP dans la Russie de Vladimir Poutine, qui est apparue ces dernières années et qui n’est en fait pas nouvelle, mais s’appuie sur une pratique russe vieille de plusieurs siècles.
L’utilisation de groupes proxy pour faire respecter les lois internes ou dans les campagnes militaires est une tradition dans le plus vaste pays du monde, qui fut jadis un empire. D’ailleurs la Russie a toujours fait des exceptions au « monopole de la force par l’Etat ». Dans sa conception de la gouvernance, l’Etat central pouvait déléguer ce monopole à des groupes ethniques ou religieux auxiliaires à condition qu’ils fassent totale allégeance au Prince/Tsar/Etat. Le cas des Cosaques en est une parfaite illustration.[1]
Le terme “cosaque” remonte aux quatorzième et quinzième siècles et désignait à l’origine des groupes d’hommes socialement construits vivant comme des commerçants nomades, des mercenaires et des pirates. Il ne désignait pas un groupe ethnique ou religieux mais une sorte d’identité sociale. Aux dix-septième et dix-huitième siècles, les groupes de Cosaques ont représenté une menace pour les nouveaux États en développement, en attaquant les établissements frontaliers. Les groupes cosaques représentaient également des ressources militaires potentielles pour l’État de Moscou qui se développait et s’étendait progressivement au fur et à mesure de la conquête de nouveaux territoires, l’État avait besoin de défendre ces nouvelles zones et de les transformer en territoires russes. L’État Russe a fini par négocier un contrat avec les Cosaques en leur accordant droits spéciaux sur les ressources naturelles et une certaine autonomie administrative dans les régions où ils s’installaient en échange de l’installation et de la défense de ces territoires au nom de l’État. Ils ont notamment agi comme frein à l’expansion musulmane dans l’actuelle Ukraine et au Sud de la Russie. Cette situation vis-à-vis du Tsar a persisté jusqu’à la Révolution Bolchévique, les Cosaques se sont battus dans plus d’un camp. Certains se sont battus dans des armées cosaques indépendantes, d’autres ont combattu pour les Blancs, d’autres pour les Rouges, et beaucoup ont combattu pour les trois. Ils ont subi d’ailleurs une campagne de répression à partir de 1919 qui a fait plus d’un million et demi de morts puis ont subi la vengeance de Staline pour avoir parfois décidé de combattre pour l’Allemagne Nazi lors de la seconde guerre mondiale.
Aujourd’hui, Vladimir Poutine utilise largement les milices Cosaques pour faire la loi dans le Sud-Ouest Russe ou pour combattre aux côtés des indépendantistes du Donbass et en Crimée. En 2005, le Président russe a signé une loi intitulée “Sur le service d’État des cosaques russes”, qui leur a conféré le statut de milice soutenue par l’État, avec un salaire gouvernemental. Cette loi a accordé à plus de 600 000 Cosaques officiellement enregistrés en Russie le droit de remplir diverses fonctions habituellement contrôlées par l’État. Ils ont notamment le droit de défendre les régions frontalières, de garder les forêts nationales, d’organiser la formation militaire des jeunes cadets, de lutter contre le terrorisme, de protéger les bâtiments du gouvernement local et les sites administratifs et d’assurer le vague service de “défense de l’ordre social”. Autre exemple d’utilisation de proxy dans les guerres extérieures de la Russie contemporaine, celle de l’envoi de Policiers Militaires musulmans (tchetchènes et ingouches) en Syrie à partir de 2018 pour combattre, occuper et gérer la sécurité des villes « libérées » par l’armée russe.[2]
Comment décrire l’évolution des CMP russes et le processus qui a mené à la médiatisation du Wagner Group ?
Après la chute de l’URSS, l’armée rouge était en déroute totale, morcelée entre de nombreux pays nouvellement crées, sans budget, sans encadrement, elle a connu une saignée sur le plan des compétences. Des unités entières ont été démobilisées, comme l’unité Alpha, un des deux groupes d’intervention du Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie (FSB). La première guerre de Tchétchénie allait finir d’épuiser cette dernière et beaucoup de soldats, de spécialistes et d’officiers se sont retrouvés sur le marché international du travail au début des années 90. A cette époque, une entreprise Sud-africaine, Executive Outcomes, recrutait à tour de bras des pilotes et des ingénieurs aéronautiques pour faire fonctionner les hélicoptères et les avions cargo utilisés dans leurs opérations. A cette époque également, de nombreux anciens soldats ont travaillé comme gardes du corps et agents de sécurité dans des centaines de petites sociétés de sécurité créés au début des années 90.
Une des premières entreprises de sécurité à exporter du savoir-faire militaire a été Antiterror-Orel: Créé en 2003 par des anciens membres des forces spéciales, dans la ville d’Orel au Sud de Moscou, et qui au départ avait un statut d’école de formation non gouvernementale. Cette école formait les entreprises russes qui étaient actives à l’étranger sur les mesures de sécurité à prendre. Après la deuxième guerre d’Irak, ces entreprises, généralement pétrolières ou minières ont demandé à Orel de détacher des équipes de protection sur site. Cet envoi d’hommes a été le point de départ pour la création de nombreuses sociétés militaires privées opérant en Irak, comme Top Rent Security, Redut-Antiterror et surtout Moran Security Group, une entreprise qui existe toujours et qui est active dans la lutte contre la piraterie maritime et la protection. En 2013, en pleine guerre civile syrienne, Moran Security Group est appelée par le gouvernement de Bachar al-Assad pour une mission de protection et de reprise d’installations pétrolières à l’Est de la Syrie.
L’activité militaire privée étant illégale en Russie, les propriétaires de MSG ont créé une nouvelle entreprise basée à Hong-Kong nommée Slavonic Corp qui a envoyé 240 hommes combattre en Syrie en 2014-2015. Parmi ces hommes Dmitri Utkin, ancien officier appartenant à la 2eme brigade des forces spéciales du GRU (renseignement militaire russe) de Pskov. Il s’est distingué sur le terrain en Syrie par la maitrise de l’art opérationnel et par un bon commandement. Son indicatif radio était à l’époque Wagner, en hommage au compositeur allemand dont Utkin était passionné. De retour en Russie, il crée en 2015 un centre de formation à Molkino dans la région de Krasnodar, non loin de la Géorgie. Cette école s’est transformée peu à peu en base militaire, mitoyenne de la base de la 10ème brigade des forces spéciales du GRU. C’est là qu’est né le Group Wagner. Cette société a bénéficié d’un appui politique et économique de la part du Kremlin lors de son implication dans la guerre dans le Donbass à partir de 2015.[3]
Une brève histoire libyenne
La chute de Muammar Kadhafi a été très mal vécue par Vladimir Poutine qui était premier Ministre en 2011. Il avait à l’époque critiqué ouvertement son Président, Dmitri Medvedev, pour n’avoir pas appliqué le droit de veto Russe contre la résolution de l’ONU imposant la Zone d’exclusion aérienne en Libye. Son retour à la tête de la Fédération de Russie en 2012 a été marqué par un regain d’intérêt de Moscou pour les affaires libyennes et un lent rapprochement avec le nouvel homme fort de Libye le Maréchal Khalifa Haftar.[4] La première apparition de mercenaires russes dans la région a eu lieu au début de l’année 2017 avec un contrat de déminage accordé par l’Armée Nationale Libyenne à la société militaire russe RSB-Group, dans les installations portuaires de Benghazi, deuxième ville du pays.[5] La première apparition de Wagner group a eu lieu en mai 2018 lors de l’offensive menée par la LNA pour reprendre la ville de Derna, dernier bastion des milices islamistes et de l’Etat Islamique dans l’Est de la Libye. En mars 2018 des dirigeants de la société militaire privée évoquaient un prochain envoi de troupes en Libye aux journalistes de Radio Svoboda (radio liberty).[6] Le 7 novembre 2018, lors de sa visite à Moscou, le Maréchal Khalifa Haftar avait rencontré le ministre russe de la Défense, Sergei Shoigu et Yevgeny Peregozhin.
Ce n’est qu’en mars 2019 que des rapports précis font état de la présence de 300 mercenaires de Wagner dans une base à Benghazi et leur participation dans les différentes opérations de la LNA. Un montant est aussi donné, 150 millions de dollars sont payés par les Emirats Arabes Unis pour financer les opérations de Wagner en Libye. Ce pays du Golfe qui a par le passé déployé des hommes et des mercenaires et qui dispose d’une base aérienne à Al Khadim dans l’Est de la Libye, a toujours nié financer la société militaire privée russe.[7] La vraie participation de Wagner a commencé après l’offensive générale de la LNA pour la reconquête de la Libye le 3 avril 2019. D’abord timide lors de la première phase qui a concerné le Sud, elle s’est accentuée après la prise de Sebha et l’offensive vers Tripoli. A partir de septembre 2019 et l’arrivée des premiers conseillers militaires turcs à Tripoli pour aider le gouvernement national de l’entente (GNA), les combats se durcissent et Wagner commence à compter ses premiers morts. L’utilisation de drones d’attaque par la Turquie renverse le cours de la bataille pour Tripoli, pendant les mois de septembre et octobre 2019, des sources dont le média d’opposition russe Meduza, donnent 35 morts dans des bombardements.[8] A el Sebaa, à 65 km au Sud de la capitale, des mercenaires de Wagner ont laissé beaucoup d’indices sur leur présence avant de se replier.
Le 12 décembre 2019, Khalifa Haftar annonce avoir donné l’ordre de lancer la « bataille finale » pour le contrôle de Tripoli. Il déclare : « L’heure zéro a sonné pour l’assaut large et total attendu par tous Libyen libre et honnête ». Cette annonce a précipité la réaction turque qui a répondu par un envoi massif de troupes et d’équipements et par le débarquement de milliers de mercenaires syriens à Tripoli et Misrata.[9] Cela signera le recul de l’ANL vers le Sud et sa défaite à Tripoli, cela se concrétisera par la perte de la base aérienne d’al Watya par l’ANL et la chute de Tarhuna, dernier bastion pro Haftar dans l’Ouest le 5 juin 2020. Cette défaite signera un changement de stratégie pour Wagner qui se repliera vers la base aérienne d’al-Juffrah et en fera une place forte. Sa nouvelle mission est de stopper définitivement l’armée turque et les forces du GNA dans une quelconque avancée vers l’Est et la défense de Sirte et du Croissant pétrolier libyen. Cette mission évoluera tout au long des années 2020 et 2021 en la construction d’une ligne de défense séparant la Tripolitaine de la Cyrénaïque et du Fezzan.[10]
Les combattants, leurs salaires, leurs motivations
Selon les estimations, Wagner Group a eu jusqu’à 3 000 hommes sous ses ordres en Libye. La majorité de ces hommes sont des slaves, provenant principalement de Russie, mais aussi de Biélorussie, d’Ukraine, des régions autonomistes Ukrainiennes (DNR, Novarossia, Crimée), d’Albanie et de Serbie. Selon l’enquête de Meduza,[11] les soldats de base se voient proposer une solde de 240 000 roubles par mois (3200 dollars US) et jusqu’au double pour les officiers et pour les spécialistes (artilleurs, snipers, sappeurs, opérateurs anti-aériens, pilotes de drones et personnel d’aviation). Ce ne sont pas toujours des soldats très entrainés ou des anciens des forces spéciales, beaucoup d’opérateurs de base ont une formation militaire simple.
Le recrutement se fait par le bouche à oreille, ou bien via les associations d’anciens militaires. Des recruteurs démarchent les candidats potentiels en leur donnant peu d’information sur le lieu ou sur la nature du contrat. Une fois recrutés, ils suivent une formation de coordination dans le centre de formation de Wagner près de Krasnodar ou dans la ferme Vesley, près de Rostov na Dunu, qui relève de l’armée russe.
Alliances, équipements, Tactiques, localisation
Le 26 mai 2020 la Russie envoie des chasseurs, des bombardiers et des hélicoptères de combats en Libye. Ils transitent par la base russe de Hmeimim en Syrie, des chasseurs Mig-29 et des Su-24. L’Africom accuse Wagner Group d’opérer ces appareils dans des missions offensives en Libye.[12] Ce ne sont pas les seuls équipements lourds reçus et opérés par Wagner en Libye. Selon plusieurs sources et documents, la CMP russe a aussi reçu au moins un véhicule de défense anti-aérien de type Pantsir S1, différent de ceux utilisés par la LNA et par Wagner et « prêtés » par les Emirats-Arabes Unis. Pour protéger ses appareils, Wagner a utilisé des radars P-18 Spoonrest en plus des radars de la LNA.
Pour leurs déplacements blindés au sol les « musiciens » de Wagner utilisent des véhicules blindés fabriqués en Russie par une entreprise appartenant au groupe d’entreprises de Yevgueny Pirigozhin. On l’appelle Walkyrie, Chekan, Shchuka ou Wagner Wagon,[13] c’est un MRAP construit sur un châssis URAL par l’entreprise EVRO POLIS LLC. Cette même société avait par le passé signé des contrats de protection avec l’Etat Syrien et il est possible qu’elle soit la couverture légale du groupe Wagner pour ses activités à l’étranger.
Selon Oryx Blog, Wagner utilise une grande panoplie d’armes et d’équipements et a aussi effectué la réparation d’armements de l’armée libyenne. Parmi les armes importées par Wagner en violation de l’embargo sur les livraisons d’armes en Libye on compte : Des MRAP GAZ Tigr-M, des canons D-30 de 122mm, des Howitzer MSTA de 152mm.[14] Un peu plus spécifique pour la région, en termes d’armes légères, on a vu les troupes de Wagner utiliser des AK-103 et surtout le fusil de sniper Osiris T-5000 totalement inédit dans la région. Wagner a opéré quelques drones pendant ses opérations, des Zala 421-16E et des Orlan 10. Pour leurs déplacements en Libye les mercenaires de Wagner utilisent des avions Antonov 28 appartenant à deux sociétés de transport aérien, Jenis Air et Space Cargo, both named by the UN Panel of Experts on Libya for possible arms embargo violations. Pour leurs déplacements à l’étranger, les hommes et les équipements de Wagner utilisent les avions cargo du Russian 223rd Flight Wing avec des stops obligatoires dans les bases de Hmeimim en Syrie ou à Sidi Berrani en Egypte.
Wagner a aussi utilisé des armes et des techniques prohibées lors de son retrait du Sud de Tripoli en 2020, comme les mines anti-personnelles MON-50, 90 et 100 qui sont interdites par la convention d’Ottawa. Certains rapports indiquent que lors de leur fuite de Tripoli à l’été 2020, les musiciens de Wagner ont piégé de nombreux bâtiments et même laissé derrière eux un Teddy bear piégé. Comme le confirme un rapport d’Amnesty international.[15]
Qui sont les alliés de Wagner sur le terrain ?
Les mercenaires de Wagner ont toujours eu du mal à collaborer avec les autres milices libyennes ou avec les brigades de l’Armée Nationale Libyenne. L’unique collaboration effective entre Wagner et une milice libyenne a été avec les Kaniat (7ème brigade de la LNA)[16] lors de l’évacuation de Tarhuna.
Les musiciens de Wagner ont apprécié le travail avec les Jendjawid soudanais et leur combativité. Ils ont aidé les russes à stopper la contre-offensive du GNA vers Sirte en Septembre 2020. On compte entre 3000 et 6000 combattants soudanais en Libye. Ils sont basés près d’al-Jufrah et du quartier général pris par Wagner fin 2020.[17] Autre force militaire stationnée à proximité de Wagner et qui a collaboré avec la LNA et l’entreprise russe, les miliciens tchadiens Toubou du FACT (Le Front pour l’alternance et la concorde au Tchad)[18] entre avril 2020 et avril 2021 et qui étaient très appréciés par Wagner.
Mais à partir de Mai 2002, les russes ont pris la décision stratégique de renforcer Wagner avec des combattants syriens. Moscou charge le colonel Alexander Zorin, qui était à la tête de la commission de réconciliation en Syrie de recruter des mercenaires. Selon Foreign Policy, Zorin, mieux connu en Syrie comme « le parrain » des accords de réconciliation entre le régime et les rebelles de la Ghouta, Deraa et Quneitra, s’était rendu, début Avril 2020, dans le sud de la Syrie, une région considérée comme un terrain particulièrement fertile pour le recrutement russe, non seulement en raison de la pauvreté endémique, mais aussi en raison de l’absence de soutien de toute autre puissance régionale ou mondiale. De nombreux rebelles de la région avaient déjà fait allégeance à Assad en juillet 2018 après que les États-Unis leur ont refusé une aide supplémentaire. En coopération avec les responsables du renseignement d’Assad, Zorin aurait entamé des négociations avec un certain nombre de groupes rebelles pour les envoyer combattre en Libye.
Plus de 3000 syriens ont rejoint Assad pendant cette période pour des soldes de 1000 dollars pour les hommes de troupes et de 5000 dollars pour les commandants.[19]
Quelles sont leurs techniques sur le terrain ?
Wagner est une sorte d’avant-garde préparant les batailles et les guerres ou garantissant le retrait en bon ordre. Dans le cas de la Libye, ils ont activement participé à la préparation de l’offensive contre Tripoli. La logique de leur utilisation est la préparation d’un passage d’une période de paix à une période de crise. Leur expertise en Libye a été par exemple des actes de sabotage, la liquidation du personnel clé, la reconnaissance, la collecte de renseignements et l’identification de cibles. Ils ont joué un rôle clé dans la guerre contre les drones Bayraktar en identifiant leurs lieux de stockage ou leurs pistes d’atterrissages, pour qu’ils soient bombardés par la LNA.
Wagner a peut-être déployé jusqu’à 2500 combattants en Libye et ils étaient organisés en quatre compagnies. La principale étant celle de forces spéciales pour les missions de reconnaissance en force, une compagnie de chars, un groupe d’artillerie combiné (MSTA, D-30, BM-21 Grad), des unités de renseignement, des unités logistiques et un état-major de bataillon. Comparativement à la Syrie, Wagner en Libye a peu opéré de chars mais a dû augmenter ses compétences dans le domaine de l’aviation de guerre et de la défense aérienne. Après Juin 2020 et le retrait de Wagner vers al-Jufrah, une composante génie militaire a été intégrée pour la construction d’une ligne de défense coupant la Libye en deux. Militairement Wagner déploie aujourd’hui l’équivalent d’un groupement tactique renforcé.
L’influence politique et médiatique
La Russie et Wagner ont joué un rôle très important politiquement et médiatiquement dans la défense de Khalifa Haftar. Dans une perspective d’engineering politique, Wagner a aussi établi et maintenu des contacts avec Saif al Islam Kadhafi, après sa sortie de prison. Les contacts avec Saif al islam ont commencé au tournant de 2018-2019 rapporte le média russe Planeta.[20] Les délégués de Prigozhin ont rencontré au moins une fois Kadhafi en personne et ont également eu des conversations téléphoniques avec lui. La réunion a eu lieu à Zintan, une ville de l’ouest de la Libye, début 2019. L’un des documents précise que le lieu de la réunion est tenu secret.
Le rapport de la délégation russe sur la rencontre avec Seif du 3 avril 2019 (date du début de l’offensive de Haftar), est particulièrement intéressant: l’orateur décrit les circonstances de la conversation – Kadhafi était constamment distrait en regardant les informations sur Haftar à la télévision – et se termine par des recommandations pour des étapes ultérieures. Ils suggèrent de filmer des vidéos compromettantes sur Haftar par les forces de Prigozhin et de les diffuser sur les réseaux sociaux. Un des artisans de cette tentative d’ingérence politique russe a été Maxim Shugaley.[21] Le 17 mai 2019 au matin il est arrêté lui et son interprète Samer Sueifan. Ils passeront ensemble 18 mois de détention dans des conditions atroces à Tripoli. Sugaley, 53 ans à l’époque, se rend en Libye, officiellement avec un statut de « chercheur et d’expert » pour un « projet de recherche » lancé par la « Fondation pour la protection des valeurs nationales », une organisation basée à Moscou liée à Prigozhin. Le Président du Conseil Président d’Administration de cette fondation, Alexander Malkevich, est lui-même sous sanctions des Etats-Unis pour son rôle dans une opération d’influence présumée dirigée par Prigozhin.
Shugaley est accusé de s’être entretenu secrètement avec des personnalités politiques, dont Saïf al-Islam Kadhafi, le fils de l’ancien dirigeant libyen Mouammar Kadhafi. Ces rencontres ont attiré l’attention des services de renseignement libyens qui ont saisi des documents sur les ordinateurs portables indiquant l’interférence dans les élections libyennes. Il avait aussi effectué de nombreux sondages d’opinion pour tâter le pouls de la rue à Tripoli et dans d’autres villes libyennes. A Tripoli, il était accompagné d’un autre expert politique russe, Alexander Prokofiev, qui avait raccourci son séjour et a donc échappé à l’arrestation.
Agent d’influence reconnu, Shugaley avait tenté d’influencer l’élection présidentielle à Madagascar au profit d’un candidat pro-russe. Après sa libération en 2020, il sera impliqué dans l’élection présidentielle en République Centrafricaine et il fera même partie de la délégation russe qui rencontrera en août le porte-parole des Talibans, Zabihullah Mujahid et effectuera plus d’une centaine d’entretiens avec des personnalités politiques afghanes.
Autre canal de soft power développé par Wagner en Libye, les médias et les réseaux sociaux. Le Stanford Internet Observatory, avait relevé en 2019 de nombreuses traces d’une implication de la Russie et de Wagner dans les médias en Libye.[22] Notre analyse des pages ciblant la Libye fournit l’une des premières évaluations connues de son expansion apparente dans les campagnes d’influence sociale en ligne. À l’instar de ses actions ailleurs en Afrique – comme son implication à Madagascar – le groupe Wagner semble couvrir ses paris en soutenant plusieurs candidats. Les pages examinées indiquent, à l’appui de rapports antérieurs, que la Russie soutient également Saif al-Islam Kadhafi. Toutes les pages avaient des administrateurs en Égypte, ainsi qu’au moins un autre administrateur dans un autre pays.
Wagner a aussi privilégié dans un pays grand et dépeuplé où le passage d’une région à une autre est très difficile, d’administrer des pages régionales afin de canaliser l’information locale et régionale. Wagner a aussi financé le transfert et la modernisation de l’ancienne télévision publique (sous Kadhafi) al-Jamahiriya,[23] qui reste un média très populaire en Libye. Encore une fois, c’est en Egypte, véritable base-arrière de Wagner, qu’ont été transféré les studios de cette chaîne de télévision.
Aperçu
Le 13 décembre 2021, Les ministres des Affaires étrangères de l’UE ont décidé d’imposer des sanctions à l’entrepreneur militaire privé russe Wagner ainsi qu’à huit personnes et trois entités liées au groupe.[24] Ces sanctions ont aussi touché Dmitri Utkine, le supposé commandant militaire du Groupe Wagner. Le communiqué de presse du Conseil de l’UE a déclaré que « le groupe Wagner a recruté, formé et envoyé des agents militaires privés dans les zones de conflit du monde entier pour alimenter la violence, piller les ressources naturelles et intimider les civils en violation du droit international, y compris les droits de l’homme internationaux.”
A cette même période des rapports ont été fait d’un début d’évacuation des mercenaires de Wagner vers la Syrie et la Russie. Le spécialiste de la Libye Jalel Harchaoui, estime qu’il s’agit de désinformation et qu’après une année 2021 assez calme pour le Wagner Group en Libye. L’effort de désinformation suggère que Wagner n’est pas sur le point de partir de sitôt. Après une année 2021 quelque peu calme, les Russes en Libye vont probablement recommencer à être agressifs surtout avec le report sine-die de la date de l’élection présidentielle libyenne à 2022.
[1] Anna Borshchevskaya. “Russian Private Military Companies: Continuity and Evolution of the Model”, Foreign Policy Research Institute, December 18, 2019, https://www.fpri.org/article/2019/12/russian-private-military-companies-continuity-and-evolution-of-the-model/
[2] Åse Gilje Østensen and Tor Bukkvoll, “Russian Use of Private Military and Security Companies – the implications for European and Norwegian Security”, FFI Rapport 18/01300, CR Michelsens Institutt. September 11, 2018, https://www.cmi.no/publications/file/6637-russian-use-of-private-military-and-security.pdf
[3] New America, “Tracing Wagner’s Roots”, https://www.newamerica.org/international-security/reports/decoding-wagner-group-analyzing-role-private-military-security-contractors-russian-proxy-warfare/tracing-wagners-roots/
[4] Clifford J Levy and Thom Shanker. “In Rare Split, Two Leaders in Russia Differ on Libya”, New York Times, March 21, 2011, https://www.nytimes.com/2011/03/22/world/europe/22russia.html
[5] Maria Tsvetkova, “Exclusive: Russian private security firm says it had armed men in east Libya”, Reuters, Aerospace and Defense, March 10, 2017, https://www.reuters.com/article/us-russia-libya-contractors-idUSKBN16H2DM
[6] Radio Svoboda. March 7,2018, https://www.svoboda.org/a/29084090.html
[7] Amy Mackinnon and Jack Detsch, “Pentagon Says UAE Possibly Funding Russia’s Shadowy Mercenaries in Libya”, FP, November 30, 2020, https://foreignpolicy.com/2020/11/30/pentagon-trump-russia-libya-uae/
[8] Liliya Yapporova, “A small price to pay for Tripoli Between 10 and 35 Russian mercenaries have been killed in the Libyan Civil War. We identified several of them”, Meduza, October 2, 2019, https://meduza.io/en/feature/2019/10/02/a-small-price-to-pay-for-tripoli
[9] Jason Pack and Matthew Sinkez, “Khalifa Haftar’s Miscalculated Attack on Tripoli Will Cost Him Dearly”, FP, April 10, 2019, https://foreignpolicy.com/2019/04/10/khalifa-haftars-miscalculated-attack-on-tripoli-will-cost-him-and-libya-dearly-un-benghazi-gna-lna/
[10] CSIS, Twitter, July 1, 2020, https://twitter.com/csis/status/1278355179960594435
[11] Meduza, “As Meduza found out, recruiters are gathering groups of mercenaries in Russia for a ‘business trip to Donbass’. What they will do there is unknown”, December 22, 2021, https://meduza.io/feature/2021/12/22/kak-vyyasnila-meduza-verbovschiki-sobirayut-v-rossii-gruppy-naemnikov-dlya-komandirovki-v-donbass-chto-oni-tam-budut-delat-neizvestno
[12] United States Africa Command, New evidence of Russian aircraft active in Libyan airspace”, Stuttgart, Germany, Jun 18, 2020, https://www.africom.mil/pressrelease/32941/new-evidence-of-russian-aircraft-active-in-li
[13] Denis Korotkov, “Our pround Ural does not surrender to the enemy”, Novayagazeta, July 11, 2020, https://novayagazeta.ru/articles/2020/07/11/86234-vragu-ne-sdaetsya-nash-gordyy-ural
[14] Christiaan Durrant, “Tracking Arms Transfers By the UAE, Russia, Jordan and Egypt to The Libyan National Army Since 2014”, Oryx, March 23, 2021, https://www.oryxspioenkop.com/2020/06/types-of-arms-and-equipment-supplied-to.html
[15] Amnesty, “Retaliatory attacks against civilians must be investigated and investigated and stopped”, Amnesty, June 5, 2020, https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2020/06/libya-retaliatory-attacks-against-civilians-must-be-halted-and-investigated/
[16] US Department of the Treasury, November 25, 2020, https://home.treasury.gov/policy-issues/financial-sanctions/recent-actions/20201125
[17] Mourad Teyeb, Twitter, May 20, 2020, https://twitter.com/mouradteyeb/status/1263007930665906178
[18] Frederic Bobin, “Death of Idriss Deby: southern Libya, troubling rear base for Chadian rebels” Le Monde, April 22, 2021, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/04/20/mort-d-idriss-deby-le-sud-libyen-troublante-base-arriere-des-rebelles-tchadiens_6077460_3212.html
[19] Anchal Vohra, “It’s Syrian vs. Syrian in Libya”, FP, May 5, 2020, https://foreignpolicy.com/2020/05/05/libya-civil-conflict-syrian-mercenaries-turkey-russia-gna-haftar/
[20] Planeta, “Project: Chef and Cook Investigation into how Russia is involved in the civil war in Libya”, Planeta, 09/12/2019/News, https://planeta.press/news/42768-proekt-shef-i-povar/
[21] Jared Malsin and Thomas Grove, “Researcher or Spy? Maxim Shugaley Saga Points to How Russia Now Builds Influence Abroad”, Wall Street Journal, Oct.5, 2021, https://www.wsj.com/articles/researcher-or-spy-maxim-shugaley-saga-points-to-how-russia-now-builds-influence-abroad-11633448407
[22] Shelby Grossman, Daniel Bush, Renee DiResta, “Evidence of Russa-Linked Influence Operations i Africa”, Stanford University, Internet Observatory, White Paper, published 29 October, 2019, https://cyber.fsi.stanford.edu/io/publication/evidence-russia-linked-influence-operations-africa
[23] Michael Weiss and Pierre Vaux, “Russia’s Wagner Mercenaries Have Moved into Libya. Good Luck With That”, Daily Beast, Sep. 28, 2019, https://www.thedailybeast.com/russias-wagner-mercenaries-have-moved-into-libya-good-luck-with-that
[24] Hans Von Der Burchard, “EU slaps sanctions on Russian Mercenary Group Wagner”, Politico, December 13, 2021, https://www.politico.eu/article/eu-hit-mercenary-group-wagner-sanctions/
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