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Une vision révolutionnaire : Le projet de Constitution de la Fédération de France du FLN (mai 1962) et sa contribution à l’indépendance algérienne

Article par Akram Kharief / RLS

L’histoire de la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, marquée par une guerre acharnée contre la puissance coloniale française, est riche en rebondissements politiques et en débats constitutionnels. Le Projet de Constitution de la Fédération de France du FLN, proposé en mai 1962, se démarque comme une tentative ambitieuse de dessiner les contours d’un État algérien post-colonial. Ce document, analysé en profondeur par l’historien algérien Massensen Cherbi dans son article “Le Projet de Constitution de la Fédération de France du FLN (mai 1962) : une autre indépendance algérienne”, constitue un modèle novateur prônant l’égalité, la justice sociale, et un socialisme adapté aux réalités algériennes. Il traduit la volonté du Front de Libération Nationale (FLN), ou du moins ses membres installés à l’étranger, d’instaurer une Algérie libre, indépendante et profondément égalitaire.

L’étude de Massensen Cherbi éclaire de manière rigoureuse ce projet en contextualisant les idées révolutionnaires qui animent certaines franges du FLN à cette période cruciale. Son analyse met en lumière non seulement les ambitions politiques du FLN mais aussi les défis posés par la mise en œuvre d’une telle vision dans l’Algérie post-indépendance. Elle met aussi en exergue une volonté continuelle du pouvoir algérien à effacer certaines vérités historiques.

 

Contexte historique

 

En mai 1962, la guerre d’indépendance algérienne touche à sa fin. Après près de huit années de lutte armée, les Accords d’Évian sont signés, marquant officiellement la fin de la présence coloniale française en Algérie. Cependant, cette victoire militaire devait être accompagnée d’une victoire politique. Le FLN, en tant qu’organe politique central de la lutte pour la libération, s’était déjà engagé dans la préparation de la transition vers un État indépendant. C’est dans ce contexte que la Fédération de France du FLN, chargée de représenter les intérêts des travailleurs algériens en France, proposa un projet de constitution au Conseil National de la Révolution Algérienne (CNRA).

Ce projet, rédigé pendant la session de Tripoli en mai-juin 1962, était destiné à poser les bases d’une Algérie souveraine, guidée par des principes socialistes et démocratiques. Contrairement à la vision souvent plus centralisée de l’État proposée par d’autres factions au sein du FLN, la Fédération de France adoptait une approche plus égalitaire et collégiale du pouvoir. Massensen Cherbi, dans son article, souligne l’importance de ce moment historique où la politique constitutionnelle devient un enjeu aussi crucial que la libération militaire.

 

Un idéal d’égalité citoyenne

 

Le premier point marquant de ce projet de constitution est sans aucun doute son engagement envers l’égalité citoyenne. Le texte proclame une égalité absolue entre tous les citoyens, rejetant fermement toute forme de discrimination fondée sur la religion, le sexe ou l’origine sociale. Dans une Algérie où les divisions religieuses et les discriminations à l’égard des femmes étaient monnaie courante, cette approche était révolutionnaire. Le projet proposait une séparation claire entre l’État et la religion, soulignant que l’Algérie indépendante devait se libérer non seulement du joug colonial, mais aussi des carcans traditionnels qui perpétuaient les inégalités.

Un des aspects les plus progressistes du texte est son traitement de la condition féminine. Le projet de constitution prévoyait l’égalité totale entre les hommes et les femmes dans tous les domaines de la vie publique et privée. Cette approche, radicale pour l’époque, était en rupture avec les structures patriarcales tant du système colonial que de certaines traditions locales. Les femmes, qui avaient joué un rôle crucial dans la guerre de libération, étaient reconnues comme des citoyennes à part entière, égales en droits et en devoirs aux hommes. Comme le souligne Massensen Cherbi, cette proposition reflétait un désir profond de refonder la société algérienne sur des bases modernes et égalitaires.

 

La fondation d’un État socialiste

 

Sur le plan économique, le projet de constitution proposait la mise en place d’un État résolument socialiste. Dans le contexte mondial de la Guerre froide, où de nombreux pays récemment décolonisés se tournaient vers des modèles économiques inspirés du socialisme soviétique ou chinois, l’Algérie du FLN n’échappait pas à cette tendance. Le document appelait à la nationalisation des ressources et des industries stratégiques, notamment les richesses en hydrocarbures, pour les mettre au service du développement national.

Le texte insistait également sur la création d’une culture nationale authentique, libre de l’influence coloniale, mais ouverte aux contributions extérieures. Cette notion de “culture nationale authentique” était centrale dans le projet de société proposé par la Fédération de France du FLN. Il s’agissait non seulement de retrouver une identité proprement algérienne, mais aussi de favoriser un sentiment d’unité nationale autour de valeurs partagées. Comme l’indique Massensen Cherbi, cette volonté de bâtir une société nouvelle faisait écho à d’autres mouvements de libération à travers l’Afrique et l’Asie.

 

Un rejet de l’autoritarisme et de la centralisation

 

L’une des grandes particularités du projet de constitution réside dans son rejet explicite de la centralisation excessive du pouvoir et de l’autoritarisme. Contrairement à de nombreux pays nouvellement indépendants, où la figure du président devenait rapidement celle d’un chef incontesté (le Za’ïm), la Fédération de France du FLN proposait une forme de gouvernement collégial. Selon le texte, tous les pouvoirs devaient appartenir au peuple, incarnés par des institutions démocratiques et décentralisées.

Le projet de constitution refusait la présidentialisation du pouvoir, privilégiant une direction collective via un présidium de onze membres. Ce modèle de leadership collégial visait à prévenir l’émergence de dictatures personnelles, un risque bien réel dans de nombreux États post-coloniaux. À travers ce choix, le FLN de France souhaitait garantir une véritable démocratie populaire, où les décisions politiques seraient prises collectivement, au nom du peuple.

 

La subordination du militaire au pouvoir civil

 

Dans un contexte où la lutte armée avait été le moyen principal d’obtenir l’indépendance, la question du rôle de l’armée dans la nouvelle République algérienne était cruciale. Le projet de constitution prenait une position claire en faveur de la subordination des militaires aux civils. Il stipulait que l’armée devait rester sous le contrôle des autorités civiles, élues par le peuple. Ce point reflétait une volonté de prévenir les coups d’État militaires, qui menaçaient de nombreux États post-coloniaux.

En plaçant l’armée sous le contrôle des civils, la Fédération de France du FLN visait à garantir que l’Algérie indépendante resterait fidèle à ses principes démocratiques, et qu’elle ne succomberait pas aux tentations autoritaires. Cette approche contrastait avec l’évolution politique d’autres pays récemment libérés, où les militaires jouaient souvent un rôle disproportionné dans la gestion du pouvoir.

 

Un appel à l’international

 

Loin de se limiter aux seules questions internes, le projet de constitution adoptait également une vision internationaliste. Le texte comprenait un appel aux Nations Unies, soulignant l’importance du soutien international dans la consolidation de l’indépendance algérienne. L’Algérie indépendante se voulait un modèle pour d’autres mouvements de libération en Afrique et au-delà, en s’alignant avec les pays du bloc socialiste et les nations en développement.

La Fédération de France du FLN espérait que cette reconnaissance internationale consoliderait la légitimité du nouvel État, tout en assurant une coopération stratégique avec d’autres pays en voie de décolonisation.

 

L’héritage et l’impact du projet de constitution

 

Bien que ce projet de constitution n’ait jamais été mis en œuvre dans sa forme initiale, il reste un document fondamental pour comprendre les aspirations politiques du FLN à l’aube de l’indépendance. Le texte incarne les idéaux de justice sociale, d’égalité et de démocratie qui ont animé une grande partie du mouvement nationaliste algérien.

Cependant, l’histoire post-indépendance de l’Algérie a pris une tournure différente. Les divisions internes au sein du FLN, les luttes de pouvoir ainsi que la montée en puissance de l’armée ont conduit à l’établissement d’un régime plus autoritaire que ce que proposait la Fédération de France. Néanmoins, ce projet de constitution continue d’être un point de référence pour les historiens et les politologues qui cherchent à comprendre les multiples visions qui ont existé pour l’Algérie post-coloniale.

Le Projet de Constitution de la Fédération de France du FLN (mai 1962) demeure un document marquant de l’histoire politique algérienne. Il incarne une vision audacieuse et progressiste de l’État algérien, fondée sur des principes d’égalité, de justice sociale et de démocratie participative. Si l’Algérie indépendante a emprunté un chemin différent, ce projet constitue une source d’inspiration et un rappel des idéaux révolutionnaires qui ont guidé la lutte pour la libération.

Ce texte, analysé par Massensen Cherbi, éclaire non seulement l’histoire de la Fédération de France du FLN, mais aussi celle de la pensée politique algérienne au tournant de l’indépendance. L’étude de ce projet permet de mieux comprendre les défis rencontrés par les nations post-coloniales dans leur quête de souveraineté, de démocratie, et de justice sociale. À travers cette constitution inaboutie, on perçoit les espoirs et les contradictions d’une époque marquée par des aspirations révolutionnaires qui continuent d’influencer le destin politique de l’Algérie contemporaine.

Massensen Cherbi, dans son analyse détaillée, met en lumière l’importance de ce projet dans le contexte plus large des mouvements de libération du XXe siècle. Il souligne comment ce document, bien qu’il n’ait pas été mis en œuvre, reflète les idéaux et les espoirs d’une génération déterminée à bâtir une société fondée sur l’égalité et la justice sociale. En examinant les différentes propositions contenues dans le projet de constitution, notamment la séparation du pouvoir religieux et politique, le refus de la présidentialisation et la subordination des forces militaires au pouvoir civil, Cherbi montre comment ces idées auraient pu radicalement transformer l’Algérie post-indépendance.

Il est également pertinent de noter, comme il le fait remarquer, que l’échec de ce projet à se concrétiser n’a pas empêché certaines de ses idées de perdurer dans les débats politiques algériens. L’héritage de la Fédération de France du FLN se retrouve dans les mouvements progressistes qui, même après l’indépendance, ont continué à plaider pour une Algérie plus démocratique, plus égalitaire, et plus en phase avec les aspirations populaires.

 

Un avenir inachevé

 

Si l’Algérie indépendante a finalement pris une direction différente de celle envisagée par le projet de constitution de 1962, les idéaux qu’il portait continuent de résonner. L’analyse de Massensen Cherbi nous rappelle que l’histoire de l’Algérie post-coloniale aurait pu être très différente si ces idées avaient prévalu. Le pays a connu une centralisation accrue du pouvoir sous des régimes successifs, notamment après le coup d’État de 1965, dirigé par Houari Boumédiène, où l’armée a joué un rôle prédominant dans la structuration de l’État.

Les aspirations à une démocratie participative, à une économie socialiste contrôlée par le peuple et à une égalité de genre pleine et entière, comme proposées dans le projet de 1962, ont souvent été mises de côté au profit d’un pouvoir exécutif fort et d’une militarisation de la vie politique. Pourtant, ces mêmes idéaux ont continué à être des sources d’inspiration pour les mouvements sociaux et politiques qui ont cherché, à différents moments de l’histoire contemporaine de l’Algérie, à revendiquer une démocratie plus inclusive et plus respectueuse des droits humains.

La récente mobilisation du Ḥirak en 2019 contre la présidence d’Abdelaziz Bouteflika et le système politique en place a montré que la demande pour un véritable changement démocratique reste forte. Bien que les contextes soient différents, certains des principes exposés dans le projet de constitution de 1962, tels que la séparation du pouvoir militaire et civil et la collégialité du pouvoir, trouvent encore un écho chez ceux qui plaident pour une réforme en profondeur du système politique algérien.

 

Conclusion

 

Le projet de constitution de la Fédération de France du FLN, tel qu’examiné par Massensen Cherbi, représente un moment clé de l’histoire politique algérienne. Bien qu’il n’ait jamais vu le jour en tant que texte constitutionnel, il reflète les idéaux révolutionnaires d’une génération qui voulait non seulement libérer l’Algérie du joug colonial, mais aussi bâtir une société plus juste, plus égalitaire, et plus démocratique. L’analyse approfondie de Cherbi révèle à quel point ce projet était novateur, tant par son rejet des anciennes structures de pouvoir que par sa vision d’une Algérie où le peuple, et non une élite dirigeante ou militaire, détient véritablement les rênes du pouvoir.

En fin de compte, l’histoire de l’Algérie post-indépendance est celle d’un compromis entre plusieurs visions concurrentes. Si la constitution de 1962 n’a pas été mise en œuvre, ses idées continuent d’inspirer ceux qui, aujourd’hui encore, luttent pour une Algérie plus conforme aux aspirations démocratiques et égalitaires portées par le mouvement nationaliste. Le travail de Cherbi, en retraçant ces aspirations et en soulignant leur pertinence contemporaine, contribue à une meilleure compréhension de l’évolution politique et sociale de l’Algérie et des défis auxquels elle fait face pour réaliser les promesses de son indépendance.

Lien de l’article https://journals.openedition.org/remmm/21521