Publications

Projets de dessalement en Tunisie : de l’eau douce mais à quel prix ?

Article par Achref Chibani

Introduction : Une nation en quête d’eau

 

Face à une crise hydrique sans précédent, la Tunisie est confrontée à une pression grandissante pour trouver des solutions durables. La consommation annuelle d’eau par habitant y a chuté à des niveaux alarmants. Parmi les initiatives les plus audacieuses, le pays mise sur la construction d’usines de dessalement, transformant l’eau de mer en une ressource potable précieuse. Cependant, si ces infrastructures promettent un répit essentiel pour les régions touchées par le manque d’eau, elles soulèvent également des défis majeurs : un investissement financier conséquent, des impacts environnementaux et des répercussions sociales.

Faten, femme au foyer de 50 ans vivant dans la région de Ghizen, partage son expérience sur l’impact de l’usine de dessalement. « Elle a permis d’augmenter la pression de l’eau et de réduire les coupures pendant l’été », confie-t-elle. Malgré ces avancées, Faten continue de s’appuyer sur sa fasqiya traditionnelle – une citerne d’eau de pluie – pour son eau potable, n’utilisant l’eau du robinet que pour la cuisine.

À Djerba, les fasqiya, véritables trésors d’ingéniosité locale, assurent l’approvisionnement en eau durant les étés arides de l’île depuis des siècles. Héritières des techniques romaines de gestion de l’eau, ces citernes recueillent l’eau de pluie des toits et des cours blanchis à la chaux vive, avant de la stocker dans de vastes réservoirs souterrains. Ces structures jouent un rôle crucial en période de sécheresse, offrant une source d’eau fiable et résiliente face aux pénuries.

Ainsi, pour Faten, le dessalement n’a pas remplacé la fasqiya mais intervient en complément de l’approche traditionnelle.

 

Technologies de dessalement : Une solution miracle pour l’eau ou un pari risqué ?

 

Pour revitaliser ses ressources hydriques, la Tunisie s’est concentrée sur les projets de dessalement, qui sont sérieusement affectés par les défis liés à l’eau tels que le changement climatique, l’urbanisation, la mauvaise gestion de l’eau et l’agriculture gourmande en eau.

Ces facteurs ont plongé le pays dans un stress hydrique sévère , la consommation annuelle moyenne d’eau par habitant atteignant 460 mètres cubes, bien en dessous du seuil mondial de pauvreté en eau qui est de 1 000 mètres cubes, alors que 70% de la population environ vit au bord de la Méditerranée mais doit faire face à la diminution des réserves d’eau douce.

Ces dernières années, le gouvernement tunisien a renforcé ses efforts en faveur du dessalement. Cette année, deux nouvelles usines de dessalement d’eau de mer ont été mises en service. La première, située à Zarrat, une ville de la côte sud, produit environ 50 000 mètres cubes d’eau par jour, desservant les gouvernorats de Gabès, Medenine et Tataouine. Elle inclut également une extension prévue pour fournir jusqu’à 100 000 mètres cubes par jour à la ville de Sfax.  La seconde usine, installée directement à Sfax, doit ouvrir d’ici la fin de l’année. Elle disposera d’une capacité de production de 50 000 mètres cubes par jour.

Le projet Zarrat, qui bénéficiera à environ 1,1 million d’habitants dans le sud de la Tunisie, s’inscrit dans la stratégie globale de la Société Nationale d’Exploitation et de Distribution des Eaux (SONEDE). Cette stratégie vise à « renforcer les ressources en eau dans le sud-est et sécuriser leur approvisionnement à l’horizon 2035 ».

La Tunisie a développé sa stratégie de dessalement de manière progressive au fil des années. En 1983, une première usine pilote a vu le jour sur l’île de Kerkennah, suivie en 1995 par une usine de dessalement des eaux souterraines dans la ville de Gabès. Cependant, ce n’est qu’en mai 2018 que le dessalement à grande échelle est devenu une réalité concrète avec l’ouverture d’une usine à Djerba, pour un coût estimé à environ 200 millions de dinars.

Bien que la Tunisie ait adopté les technologies modernes de dessalement à un rythme relativement lent, elle bénéficie néanmoins d’une longue tradition d’expérimentation dans le domaine du dessalement solaire. Dès 1927, un dispositif utilisant l’évaporation solaire a été conçu pour dessaler l’eau, et deux unités ont été mises en service pour fournir de l’eau potable aux forces militaires françaises.

L’une des principales raisons de cette adoption tardive des technologies de dessalement réside dans la forte teneur en fer des ressources en eau souterraine sur une grande partie du territoire tunisien. Ce phénomène entraîne des coûts élevés, réduit l’efficacité des processus et nécessite des technologies de dessalement plus complexes et onéreuses.

Après des années de scepticisme politique quant à la viabilité économique et technique des projets de dessalement, la Société Tunisienne d’Exploitation et de Distribution des Eaux (SONEDE) a récemment conclu que le dessalement « est aujourd’hui la seule solution dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord pour garantir de nouvelles ressources en eau ».

Actuellement, les usines de dessalement d’eau de mer en Tunisie, combinées à 15 autres usines traitant l’eau souterraine, contribuent à environ 6 % de l’approvisionnement total en eau potable du pays. Le gouvernement vise à augmenter cette part pour atteindre 30 % d’ici 2030.

Cependant, en donnant la priorité au dessalement par rapport aux autres stratégies de stockage, de transport et d’économie d’eau, la Tunisie risque de passer à côté de solutions locales et pratiques pour remédier à la pénurie d’eau. Alaa Marzouki, expert à l’Observatoire Tunisien de l’Eau, souligne que des actions comme l’amélioration de la maintenance des réseaux, la promotion des stratégies d’économie d’eau à l’échelle des ménages et la rationalisation de la consommation dans les secteurs agricole et industriel pourraient offrir une réponse efficace à la crise hydrique. Ces mesures permettraient également de réduire la dépendance vis-à-vis des technologies de dessalement, souvent importées et coûteuses.

 

Les coûts cachés : Énergie, économie et écologie

 

Une contrainte économique

 

Le dessalement d’un mètre cube d’eau coûte actuellement trois dinars tunisiens, soit environ un dollar, un montant trois fois supérieur au coût de l’eau provenant des réservoirs locaux. À ces coûts financiers déjà élevés s’ajoutent des implications sociales, politiques et écologiques souvent ignorées, mais tout aussi importantes.

Historiquement, la Société Tunisienne d’Exploitation et de Distribution des Eaux (SONEDE) a toujours préservé les citoyens tunisiens du coût réel de l’eau. Elle facture aux consommateurs 200 millimes par mètre cube (environ 70 centimes), tandis que l’État subventionne la différence via son budget de compensation. Cependant, ces dernières années, cette subvention a été réduite, entraînant des déficits financiers pour la SONEDE qui dépassent aujourd’hui les 860 millions de dinars.

En réponse aux appels répétés de la société pour ajuster les tarifs de l’eau, le gouvernement tunisien a augmenté en mars 2024 les prix de l’eau potable de 16% au maximum. Une décision justifiée par les cinq années consécutives de sécheresse qu’a connu le pays.

 

Une technologie énergivore

 

Le dessalement est une technologie particulièrement énergivore. Actuellement, en Tunisie, les coûts énergétiques représentent près de 40 % des dépenses nécessaires à la production d’un mètre cube d’eau potable. Bien que les usines de dessalement ne couvrent qu’environ 1 % des besoins mondiaux en eau, elles consomment à elles seules un quart de l’énergie utilisée par l’industrie mondiale de l’eau.

En Tunisie, la crise énergétique que traverse le pays risque d’aggraver encore le bilan énergétique du dessalement. Une étude menée par des chercheurs tunisiens a révélé que l’usine de dessalement d’eau de mer de Djerba consomme à elle seule près de 14 % de l’énergie totale utilisée dans la région.

De son côté, l’usine de Zarrat utilise la technologie de l’osmose inverse, bien connue pour son caractère énergivore. Cette méthode repose sur une filtration sous pression à travers une membrane pour éliminer les impuretés de l’eau. Actuellement, les usines utilisant l’osmose inverse consomment plus de 13 kWh pour chaque millier de gallons d’eau produit. À cela s’ajoutent les coûts supplémentaires liés au prétraitement de l’eau, ainsi qu’à l’utilisation d’équipements et de membranes spécialisés.

Face à ces défis, la Société Nationale d’Exploitation et de Distribution des Eaux (SONEDE) explore des alternatives énergétiques, notamment l’énergie solaire, dans l’objectif de réduire les coûts et d’améliorer l’efficacité énergétique.

 

Des préoccupations environnementales majeures

 

Au-delà des coûts économiques et énergétiques élevés, le dessalement soulève également de sérieuses préoccupations pour les écosystèmes marins côtiers. Selon un rapport mondial publié en 2019 par les Nations unies sur l’industrie du dessalement, chaque litre d’eau douce produit génère 1,5 litre de saumure. À Djerba, l’usine de dessalement rejette à elle seule environ 58 tonnes de solution saline par jour.

Malgré l’urgence de ces problématiques, les études sur l’impact environnemental des projets de dessalement en Tunisie restent rares, ce qui soulève de réelles inquiétudes quant à la préservation de l’écologie côtière du pays.

 

 

Un risque d’effondrement écologique et des solutions à explorer

 

La Tunisie fait face à une crise persistante de gestion des déchets et de pollution marine, et le développement des usines de dessalement pourrait accélérer l’effondrement écologique de ses écosystèmes côtiers fragiles, notamment ses sabkhas (vasières) d’importance mondiale. L’absence d’études d’impact environnemental complètes sur les projets de dessalement dans le pays laisse craindre que les dégâts causés à l’environnement passent inaperçus et restent non signalés.

Les défenseurs de l’environnement en Tunisie appellent à une surveillance stricte des rejets de saumure et à l’instauration de protections juridiques pour préserver l’écosystème marin. Parmi les solutions avancées figure la valorisation des sous-produits du dessalement, tels que le sodium, le magnésium, le calcium et le potassium, en les réutilisant comme intrants dans les secteurs industriel et agricole au lieu de les rejeter en mer.

À titre d’exemple, aux Émirats arabes unis, des scientifiques ont démontré avec succès que la saumure peut être utilisée pour cultiver des halophytes, des plantes adaptées aux milieux salins. Ces expériences, menées dans des fermes expérimentales situées sur le littoral et à l’intérieur des terres, ont permis d’améliorer les rendements agricoles tout en réduisant les impacts environnementaux.

Malgré la présence de plusieurs ONG et associations environnementales dans la région, les recherches sur le tourisme et la santé environnementale à Djerba révèlent que la surveillance des enjeux de conservation reste insuffisante. Cette situation est d’autant plus préoccupante que Djerba abrite des niches écologiques cruciales, telles que des zones humides où prospère une espèce rare de palourde méditerranéenne, la Pinna nobilis, ainsi que des sites fréquentés par des flamants roses. De plus, certaines zones de l’île conservent des prairies de Posidonia qui servent d’habitat essentiel aux grues cendrées.

 

L’hydrogène : Un moteur caché pour le dessalement ?

 

En octobre 2023, le gouvernement tunisien a dévoilé sa stratégie nationale pour l’hydrogène vert, élaborée en collaboration avec l’agence de développement allemande GIZ. Cette feuille de route repose sur quatre grands axes : produire 8,3 millions de tonnes d’hydrogène par an d’ici 2050, moderniser l’infrastructure énergétique du pays, promouvoir l’utilisation de l’hydrogène vert dans les secteurs industriels, et développer son utilisation dans le secteur des transports ainsi que pour la production d’électricité.

Comme l’ont souligné les militants écologistes et les experts en développement, la stratégie tunisienne pour l’hydrogène est principalement axée sur l’exportation, avec l’hydrogène présenté comme une solution aux besoins énergétiques croissants de l’Europe. Cependant, la production d’hydrogène requiert d’importantes quantités de terres et de ressources en eau, notamment pour installer de vastes fermes solaires et pour l’eau nécessaire à la production d’hydrogène.

Les défenseurs de l’environnement en Tunisie soulignent que l’expansion du dessalement dans le pays n’est pas uniquement motivée par des besoins internes, mais par la nécessité de répondre à la forte demande en eau pour la production d’hydrogène à grande échelle. Il est estimé que des usines de dessalement, capables de produire 160 millions de mètres cubes d’eau par an, seront nécessaires pour soutenir cette production. Cela représente la consommation annuelle d’environ 400 000 Tunisiens.

Cela dit, les experts s’accordent à affirmer qu’en dépit de la crise aiguë de l’eau en Tunisie, le pays sera contraint de maintenir sa stratégie de dessalement, que ses accords avec l’Europe sur l’hydrogène aboutissent ou non.

 

Les leçons du passé : allier tradition et innovation

 

Pour que les projets de dessalement profitent véritablement aux communautés locales, il est essentiel d’adopter les meilleures pratiques à chaque étape de la chaîne de dessalement, depuis les intrants jusqu’aux extrants. En premier lieu, les intrants énergétiques doivent être soigneusement évalués, avec une préférence pour des sources d’énergie renouvelable afin d’alimenter le processus de dessalement. Cependant, cette transition doit être réalisée de manière à ne pas compromettre les besoins énergétiques des populations locales.

Deuxièmement, l’emplacement des usines de dessalement doit être soigneusement sélectionné, en tenant compte de son impact potentiel sur l’environnement local, les communautés et les moyens de subsistance. Une évaluation rigoureuse est nécessaire pour s’assurer que ces projets apportent des bénéfices durables et équilibrés.

Troisièmement, comme l’a souligné Hamza Elfil, directeur du Laboratoire de traitement des eaux naturelles (Lab TEN), il est crucial que les déchets produits par le dessalement, y compris la saumure et les additifs chimiques, soient rigoureusement testés. La Tunisie doit mettre en place des méthodes d’élimination adéquates pour protéger l’écologie de son littoral. En outre, il est essentiel que les processus de dessalement ne soient pas uniquement orientés vers l’industrie tunisienne de l’hydrogène. Une telle approche pourrait entraîner une exploitation excessive des ressources, dégrader les environnements locaux et priver les Tunisiens de leurs droits à l’eau et à sa conservation.

Enfin, les technologies de dessalement doivent être envisagées comme un complément aux stratégies de gestion de l’eau existantes, et non comme un remplacement. La Tunisie dispose d’un riche héritage d’infrastructures hydrauliques qui peuvent être modernisées et intégrées aux usines de dessalement, des anciens systèmes de stockage de l’eau domestiques aux projets de construction de barrages lancés sous Habib Bourguiba.

 

Conclusion : Le chemin à parcourir

 

Le dessalement est désormais une technologie clé dans de nombreuses régions du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, et il est largement perçu comme une solution indispensable face au stress hydrique aigu de la région. La Tunisie, bien qu’ayant adopté cette technologie relativement tardivement, bénéficie d’avantages et doit aussi faire face à certains risques.

Parmi les avantages, la technologie de dessalement est désormais éprouvée, peu risquée et relativement peu coûteuse, avec une viabilité démontrée dans les pays qui l’ont adoptée plus tôt. Toutefois, ce retard d’adoption comporte aussi des risques, notamment celui de voir la Tunisie devenir une destination pour des technologies de dessalement de moindre qualité, potentiellement nuisibles pour l’environnement, avec des multinationales cherchant à maximiser leurs profits au détriment des normes écologiques et sociales.

Pour que les projets de dessalement répondent véritablement aux besoins de la nation, ils doivent s’inscrire dans une démarche durable, plaçant en priorité les communautés locales et la préservation des écosystèmes plutôt que les profits à court terme ou les accords internationaux sur l’hydrogène.

Face à la crise de l’eau que traverse la Tunisie, le pays doit s’appuyer sur son riche héritage en matière de gestion de l’eau, tout en intégrant des technologies innovantes. En conciliant tradition et modernité, la Tunisie peut construire un avenir résilient dans le domaine de l’eau, capable de répondre aux besoins de sa population tout en protégeant son environnement fragile.