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Öcalan enterre la hache de guerre et relance les ambitions géopolitiques d’Erdoğan

Article par Akram Kharief / RLS

Le conflit kurde-turc, qui s’étend sur plusieurs décennies, a été ponctué de moments décisifs, parmi lesquels les discours d’Abdullah Öcalan, leader emprisonné du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), occupent une place particulière. En 2013, son appel à une cessation unilatérale des hostilités a marqué un tournant en ouvrant la voie à des négociations entre le PKK et le gouvernement turc. Douze ans plus tard, le 27 février 2025, Öcalan a renouvelé cet appel à la paix, demandant au PKK de déposer les armes et de privilégier une lutte politique, une proposition acceptée par le Parti de l’Union Démocratique (PYD) syrien, affilié au PKK. Parallèlement, les victoires politiques et militaires de Recep Tayyip Erdoğan, président de la Turquie, ont consolidé son pouvoir, lui permettant de s’imposer comme un acteur dominant dans la région et d’étendre l’influence turque en Afrique. Potentiellement débarrassée de la « Question kurde », la Turquie d’Erdoğan pourrait poursuivre son élan expansionniste sur trois axes : la Syrie et de manière plus générale le Proche-Orient ; l’Asie mineure avec la possible accélération de la résolution de la question du corridor de Zengizur entre le Nakhitchevan et l’Azerbaïdjan ; et l’Afrique, nouvel eldorado pour la Turquie.

 

Historique du conflit : Le PKK prend en main la « Question kurde » (1980-2013)

 

Les tensions entre les Kurdes et l’État turc remontent à la fondation de la République turque en 1923. Sous l’Empire ottoman, les Kurdes jouissaient d’une certaine autonomie, mais la création de la république a instauré des politiques d’assimilation forcée, interdisant l’usage de la langue kurde et réprimant toute expression de leur identité nationale. Selon de nombreux historiens[1], ces mesures ont marginalisé les Kurdes, qui représentent environ 15 à 20 % de la population turque, soit près de 15 millions de personnes, et ont semé les graines d’un conflit durable. Cette situation a coïncidé avec le « génocide » arménien et le déplacement forcé de millions de personnes dans la région.

 

Les débuts du PKK

 

Fondé en 1978 par Abdullah Öcalan, dit « Apo », le PKK visait initialement l’indépendance d’un Kurdistan unifié. Le territoire de ce Kurdistan allait de la Turquie à l’URSS (il y a eu un Kurdistan rouge au Nakhitchevan), à l’Iran, en passant par la Syrie et l’Irak. Influencé par des idéaux marxistes-léninistes, le groupe a lancé une insurrection armée en 1984, marquée par des attaques contre les forces turques. Comme le note Turkey – Kurdish Conflict, Ethnicity, Borders,Britannica[1], cette campagne a transformé un différend ethnique en une guerre civile, coûtant plus de 40 000 vies jusqu’à aujourd’hui. Le PKK s’est appuyé sur des bases dans les montagnes du sud-est de la Turquie, territoire appelé Rojava par les indépendantistes, et au nord de l’Irak, exploitant les failles d’un État centralisé hostile aux revendications kurdes.

Dans les années 1990, le conflit s’est intensifié, le PKK bénéficiant d’un soutien tacite de la Syrie – qui abritait Öcalan jusqu’en 1998 – et de l’Irak, où les Kurdes cherchaient aussi à s’affirmer. Ces dynamiques ont eu des répercussions régionales majeures, affectant les relations de la Turquie avec ses voisins. La Syrie, par exemple, utilisait le PKK comme levier contre Ankara, tandis que l’intervention militaire turque au Kurdistan irakien exacerbait les tensions avec Bagdad (The Kurdish Issue in Turkey – CIAO[1]). Cette internationalisation a complexifié la résolution du conflit, le plaçant dans un contexte géopolitique plus large. L’utilisation par les pays de la région de la question kurde s’est répétée à plusieurs reprises, comme on le verra avant et après la chute de Saddam Hussein (par l’Iran avant, puis par la Turquie, les USA et Israël après), puis lors de la guerre civile en Syrie plus tard et jusqu’à aujourd’hui.

 

L’arrestation d’Öcalan : un tournant historique

 

Trahi par le régime Al Assad en Syrie, le 15 février 1999, Öcalan, chef mythique et incontesté du PKK, est capturé à Nairobi, au Kenya, lors d’une opération conjointe des services secrets turcs, avec l’appui de la CIA. Cette arrestation, relatée dans l’article de Devris Cimen dans Jacobin[2], a porté un coup sévère au mouvement politico-militaire. Condamné à mort, sa peine est commuée en prison à perpétuité en 2002 après l’abolition de la peine capitale en Turquie, sous la pression de l’Union européenne. Enfermé sur l’île-prison d’Imrali, Öcalan est devenu une figure symbolique, dirigeant le mouvement depuis sa cellule.

L’arrestation a provoqué une crise de leadership au sein du PKK, mais n’a pas mis fin à ses activités, bien au contraire. Öcalan, influençant toujours ses partisans, a amorcé une transformation idéologique, abandonnant l’idée d’un État indépendant pour prôner une “confédération démocratique” au sein des États existants[3]. Cette évolution vers l’autonomie culturaliste a redéfini les objectifs du PKK, le préparant à des négociations futures tout en maintenant sa légitimité auprès des Kurdes.

 

Le discours de 2013 : La cessation des hostilités

 

Le 21 mars 2013, lors de la fête de Newroz, Öcalan, via un message lu par des représentants, a appelé le PKK à cesser les hostilités[1]. Il a annoncé un cessez-le-feu unilatéral et ordonné aux militants de se retirer des territoires turcs, marquant le début d’un processus de paix négocié en secret avec le gouvernement turc sous Recep Tayyip Erdoğan. Ce discours[2] visait à transformer le conflit armé en dialogue politique, mais il n’a pas réussi à atteindre ses objectifs.

Cet appel a divisé les militants. Certains y ont vu une opportunité de paix, tandis que d’autres craignaient une capitulation face à un État perçu comme inflexible. Le retrait des combattants vers le nord de l’Irak a été partiellement effectué, mais la méfiance persistante a compliqué l’application du cessez-le-feu.

À l’époque, Erdoğan avait salué cette initiative, lançant le “Processus de solution”. Des réformes culturelles, comme l’enseignement en kurde, ont été envisagées, mais les progrès ont été entravés par des tensions internes et des accusations mutuelles de mauvaise foi. Le processus s’est effondré en 2015, relançant les violences[1], en pleine avancée de Daesh en Syrie et en Irak ; Erdoğan se lance dans une campagne de bombardements massifs contre le PKK. En mettant le Califat et le PKK dans le même sac, le Président turc balaie du revers de la main les options de règlement pacifique de la question kurde.

 

Le discours du 27 février 2025 : un nouvel appel à la paix

 

Le 27 février 2025, Öcalan a prononcé une nouvelle déclaration historique, appelant le PKK à “déposer les armes et à passer à une lutte politique pacifique”, renonçant ainsi même aux revendications autonomistes. Partagée par le parti DEM, cette annonce s’appuie sur des “progrès dans les droits kurdes” et propose un congrès pour dissoudre le PKK[2]. Elle intervient après des discussions avec Ankara, autorisées depuis décembre 2024 avec des militants indépendantistes et des personnalités politiques de gauche en Turquie.

Ce discours reflète une volonté de désescalade définitive, mais soulève des doutes. Les activistes kurdes, méfiants face aux promesses non tenues du passé, exigent des réformes. Le gouvernement turc semble prêt à négocier, mais le succès dépendra de concessions comme la reconnaissance de l’identité kurde, surtout que, pour le moment, aucune proposition publique n’a été faite par Ankara. Régionalement, cette initiative pourrait stabiliser le sud-est turc et influencer les Kurdes d’Irak et d’Iran.

L’impact du conflit sur les pays voisins et le lien avec la crise syrienne

 

Le nord de l’Irak a servi de refuge au PKK, provoquant des incursions turques et des tensions avec le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK), autonome depuis 2005[3]. L’appel d’Öcalan pourrait réduire ces frictions, mais les ambitions d’indépendance du GRK restent un facteur distinct.

En Syrie, les Kurdes, via le PYD et les YPG, ont établi une autonomie dans le Rojava depuis 2011, combattant ISIS avec le soutien américain[1]. L’acceptation par le PYD de la proposition d’Öcalan, annoncée l’après-midi du discours du 27 février, pourrait signaler une transition vers des négociations avec Damas, mais expose les Kurdes à des risques face à la Turquie, qui les considère comme une menace. Cette décision pourrait également compliquer les relations avec les États-Unis, soutiens des YPG mais opposés au PKK.

En Iran, les Kurdes, réprimés par Téhéran, s’inspirent du PKK via des groupes comme le PJAK[2]. L’impact de l’appel d’Öcalan y reste limité, mais pourrait encourager des revendications pacifiques.

En Turquie, le conflit a polarisé la société déjà divisée par les conséquences du putsch raté contre Erdoğan. Le discours de 2025, comme celui de 2013, offre une chance de réconciliation, mais l’échec passé met en lumière les défis persistants comme la bonne foi ou la tentation d’Ankara de considérer sa victoire comme acquise et ne nécessitant pas de concessions.

La victoire politique et militaire d’Erdoğan : une domination régionale et une expansion militaire

Depuis son arrivée au pouvoir en 2002 avec le Parti de la Justice et du Développement (AKP), Recep Tayyip Erdoğan a consolidé son emprise sur la Turquie, transformant le pays en une puissance régionale incontournable et en semblant de dictature ne laissant que peu de place à l’opposition. Sa réélection en 2023, malgré une crise économique et les séquelles des tremblements de terre de février, a démontré sa résilience politique. Militairement, Erdoğan a renforcé les capacités de l’armée turque et s’est lancé dans un déploiement massif de troupes à l’étranger, estimé à 60 000 hommes actuellement en opérations extérieures. Ces victoires ont accru son prestige domestique et régional, Ankara ayant scellé des alliances avec de nombreux pays de la région, à leur tête le Qatar.

Le discours d’Öcalan de 2025, s’il aboutit à une désescalade avec le PKK, pourrait libérer des ressources militaires jusque-là mobilisées dans le sud-est turc et en Irak du Nord. Cette marge de manœuvre renforcerait la capacité d’Erdoğan à projeter la puissance turque au-delà de ses frontières, consolidant sa domination au Proche et Moyen-Orient face à des rivaux comme l’Iran et l’Arabie saoudite.

La politique étrangère d’Erdoğan, mêlant pragmatisme et ambitions néo-ottomanes, a repositionné la Turquie comme un acteur clé. En Syrie, les opérations comme “Rameau d’Olivier” (2018) et “Source de Paix” (2019) ont affaibli les forces kurdes et sécurisé une zone tampon. En Libye, le soutien turc au Gouvernement d’Accord National (GAN) en 2020 a repoussé les forces de Khalifa Haftar, assurant à Ankara des accords maritimes stratégiques[2]. Ces succès, combinés à une diplomatie habile avec la Russie et les États-Unis, ont fait d’Erdoğan un interlocuteur incontournable, capable de défier les puissances traditionnelles de la région.

L’expansion militaire en Afrique

 

Forte de cette assise régionale, la Turquie d’Erdoğan intensifie son engagement en Afrique, où elle déploie des forces et des ressources dans une stratégie alliant soft power et présence militaire. En Libye, la base turque d’Al-Watiya et les drones ont stabilisé le GAN, offrant à Ankara un accès aux ressources pétrolières et une influence sur la Méditerranée orientale. En Somalie, la base TURKSOM, ouverte en 2017, forme des milliers de soldats somaliens et sécurise le golfe d’Aden, un axe stratégique pour le commerce mondial.

Plus récemment, la Turquie a signé des accords militaires avec le Tchad et aurait commencé un déploiement sur les bases abandonnées par la France (N’Djamena, Faya, Abéché) et envisage une présence au Soudan, où elle soutient des factions dans la guerre civile pour contrer l’influence égyptienne et française[3]. En République Démocratique du Congo (RDC), Ankara est suspectée d’avoir aidé les rebelles du M23 en leur livrant des armes.

Cette projection africaine, si elle renforce l’image d’Erdoğan comme leader global, n’est pas sans risques. La concurrence avec la France, la Chine et la Russie, notamment au Sahel et en Afrique de l’Est, pourrait engendrer des tensions diplomatiques. De plus, une désescalade avec le PKK reste incertaine, et une résistance interne pourrait limiter la capacité turque à maintenir ces opérations extérieures. Néanmoins, ces succès militaires et politiques offrent à Erdoğan une opportunité unique de redessiner l’influence turque, du Moyen-Orient à l’Afrique subsaharienne, malgré une armée étirée au maximum de ses capacités.

Si Ankara jouait le jeu et si la réponse des militants du PKK était massive, le discours d’Öcalan combiné à l’acceptation du PYD pourrait devenir un moment charnière pour la réconciliation en Turquie, tandis que les victoires d’Erdoğan renforcent sa domination régionale et ouvrent la voie à une expansion africaine ambitieuse. Ces dynamiques incarnent la volonté d’Ankara de pacifier son front intérieur pour mieux se consacrer à ses ambitions régionales. Le succès repose sur la volonté politique des acteurs impliqués, dans un contexte où les Kurdes et la Turquie naviguent entre aspirations nationales et réalités complexes. Alors que les Kurdes cherchent leur place et que la Turquie d’Erdoğan étend son influence, ces événements pourraient redéfinir l’avenir de la région.

 

 

[1] https://uca.edu/politicalscience/home/research-projects/dadm-project/middle-eastnorth-africapersian-gulf-region/turkeykurds-1922-present/

[2] https://www.geopoliticalmonitor.com/erdogan-in-egypt-strategic-implications-for-turkey-and-egypt/

[3] https://www.al-monitor.com/originals/2023/08/why-turkeys-erdogan-sings-same-tune-russias-putin-africa