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Le régime des réfugiés en plein chambardement

Article par Sofian Philip Naceur

Dans le sillage de l’Égypte, l’Algérie a commencé à élaborer une loi sur l’asile. Néanmoins, cette loi ne permettra ni d’améliorer la situation précaire des personnes exilée, ni de lutter efficacement contre la pratique de l’Algérie en matière d’expulsion.

L’architecture du dispositif de contrôle des migrations en Afrique du Nord et le régime général des réfugiés actuellement en place sont sur le point de subir une transformation substantielle, avec des conséquences potentiellement profondes. Alors que depuis des années, la Commission européenne tente en vain de persuader les pays d’Afrique du Nord limitrophes de l’UE d’adopter des lois sur l’asile, l’Égypte a, de manière surprenante et rapide, fait adopter une telle législation en 2024. En décembre, le président égyptien Abdel Fattah al-Sisi a ratifié le projet de loi vaguement formulé qui vise à transférer la détermination du statut de réfugié (DSR) et les procédures de reconnaissance de l’asile de l’agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR) à l’État égyptien. Le bureau du HCR à Alger vient de confirmer, pour la toute première fois, que le gouvernement algérien travaille lui aussi à l’élaboration d’une telle législation.

«Bien que le HCR ne soit pas directement impliqué dans le processus de rédaction, nous continuons à offrir un soutien technique et une expertise aux autorités algériennes afin d’aligner la législation sur les normes internationales», a déclaré le bureau de l’agence des Nations Unies pour l’Algérie à la Fondation Rosa Luxemburg dans un email. «Des discussions sont en cours pour déterminer les moyens les plus efficaces par lesquels le HCR peut contribuer à ce processus. A ce point, nous n’avons cependant pas d’informations sur une feuille de route spécifique ni sur le contenu de la loi proposée», peut-on lire dans l’email.

Le processus législatif n’en est manifestement qu’à ses débuts. Les représentants du gouvernement algérien ont annoncé pour la première fois leur intention de rédiger une telle loi lors de l’édition 2023 du Forum mondial sur les réfugiés, une conférence du HCR qui se tient chaque année à Genève. Un document stratégique publié par le bureau du HCR en Algérie en janvier 2025 indique, de manière ambiguë, que l’agence des Nations Unies « s’efforcera d’élargir l’accès à l’asile, à l’enregistrement et à la documentation » en Algérie, soit « conjointement » avec le gouvernement, soit « par le gouvernement ». En fait, le rôle que jouera le HCR une fois que ces lois seront effectivement introduites – tant en Algérie qu’en Égypte – n’est toujours pas clair. Au Caire également, le rôle futur du HCR manque encore de clarté, car en plus de la loi déjà ratifiée, des règlements d’application de la législation doivent également être adoptés. Or, jusqu’à présent, le gouvernement n’a ni rédigé ni adopté ces règlements.

La fantaisie européenne de la déportation


Parallèlement, l’UE, conjointement avec le HCR, promeut vivement les processus d’élaboration de telles lois dans la région depuis les années 2010. Après que l’Algérie ait travaillé sur un projet de loi sur l’asile dès 2012, le Maroc a finalisé un projet de loi en 2014, tandis que la Tunisie a introduit un projet en 2017. Dans les trois cas, cependant, les projets n’ont jamais été soumis au parlement respectif pour un vote ou au gouvernement pour une ratification ; les trois projets ont été avortés. Les États de l’UE nourrissent l’espoir qu’une telle législation leur permettrait d’externaliser les procédures d’asile vers l’Afrique du Nord et d’endiguer ainsi le flux de personnes en mouvement vers l’Europe. Conformément à la logique de la procédure Dublin, il serait plus facile pour les États européens de classer les États autoritaires comme « sûrs » si des lois sur l’asile étaient mises en place dans ces pays.

Cependant, la fantaisie européenne d’expulser des ressortissants de pays tiers vers des « États de transit » nord-africains – pour reprendre le jargon du régime des frontières – peut être exclue pour le moment, étant donné le refus catégorique des gouvernements du Caire, d’Alger ou de Tunis de se prêter à l’exercice. Les propositions visant à mettre en place des « plates-formes de débarquement », des « hotspots » ou des centres externalisés de traitement des demandes d’asile gérés par les États de l’UE en Afrique du Nord – proposées régulièrement par les gouvernements européens depuis le début des années 2000 – afin de procéder au traitement des demandes d’asile dans ces installations, sont également constamment repoussées par les gouvernements de ces pays.

Contrôle coordonné des migrations

Nonobstant cette résistance acharnée à certains éléments de l’externalisation des frontières européennes vers les rives sud de la Méditerranée, les gouvernements nord-africains s’intègrent de leur plein gré dans le régime frontalier de l’UE dans d’autres domaines. Ainsi, en ce qui concerne les expulsions, les autorités égyptiennes, algériennes, tunisiennes ou libyennes agissent en parfaite conformité avec les politiques européennes de contrôle des migrations. En outre, l’Algérie, la Tunisie et la Libye coordonnent de plus en plus leurs politiques (anti-)migratoires entre elles et dans le cadre d’une alliance commune avec l’Italie, leur principal partenaire en Europe. Lors d’un sommet de haut niveau tenu à Tunis en avril 2024, le président algérien Abdelmajid Tebboune, le chef de l’État tunisien Kaïs Saïed et Mohamed al-Menfi, qui gouverne l’ouest de la Libye, ont convenu d’aligner de plus en plus leurs politiques (anti)migratoires. Quelques semaines plus tard, les ministres de l’intérieur des trois États ont rencontré leur homologue italien à Rome, notamment en vue de consolider la coordination du contrôle des migrations.

Cette coordination de plus en plus institutionnalisée des représailles contre les exilée a été déclenchée par le revirement brusque de la Tunisie en matière de contrôle migratoire au début de l’année 2023. Auparavant, les exilée basées en Tunisie étaient maintenues dans un état de précarité manufacturée similaire à celui de tous les autres pays d’Afrique du Nord, mais l’État tunisien restait essentiellement passif et n’expulsait les personnes vers l’Algérie ou la Libye via ses frontières terrestres méridionales que dans certains cas isolés. En revanche, depuis 2023, les déportations massives vers les frontières méridionales ou occidentales sont devenues routinières en Tunisie. Selon l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT), les autorités tunisiennes ont déporté plus de 9000 personnes à la frontière tuniso-algérienne et au moins 7000 personnes à la frontière tuniso-libyenne pour la seule année 2024.

Les milices alliées aux deux gouvernements concurrents de Tripoli et de Tobrouk en Libye mènent également et le plus souvent des campagnes d’expulsion massive vers le Tchad, le Niger ou le Soudan, tandis que l’Algérie a poursuivi ses déportations massives systématiques vers le Niger, qui sont déjà effectuées de manière quasi hebdomadaire depuis 2017. Au moins 31,404 personnes ont été expulsées vers le Niger par les autorités algériennes en 2024, selon le réseau militant Alarme Phone Sahara. L’Algérie procède désormais aussi fréquemment à des expulsions vers la Libye. Depuis le début de l’année 2024, au moins 1800 personnes ont été interceptées par les milices libyennes à la frontière algérienne et ont été détenues dans la ville de Ghadamès, selon des sources désirant rester anonymes.

Les trois États ont également interdit ou criminalisé la quasi-totalité des infrastructures de soutien et d’aide aux sans-papiers sur leur territoire respectif. En Algérie, la plupart des organisations qui avaient fait campagne pour les droits des exilée – en particulier la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH) et l’association Rassemblement actions jeunesse (RAJ) – avaient déjà été interdites par les tribunaux en 2022. Des ONG d’aide humanitaire telles que Caritas, qui fournissaient une aide d’urgence aux personnes dans le besoin, ont également été contraintes de cesser leurs activités pour des raisons encore inconnues. Alors que la fermeture de l’espace civique en Algérie s’est matérialisée dans le contexte de la dynamique contre-révolutionnaire qui a suivi la déroute du mouvement de protestation « Hirak » (« mouvement » en arabe) en 2020, les organisations de la société civile en Tunisie et en Libye ont été explicitement interdites en raison de leur travail avec les exilée. En Tunisie, l’État a délibérément mis fin aux activités des ONG qui proposaient un hébergement d’urgence, une assistance médicale ou des conseils aux personnes sans papiers depuis 2023, et a criminalisé leurs leaders. En Libye, les bureaux d’au moins dix organisations d’aide étrangère œuvrant dans le domaine de la migration ont été contraints de cesser leurs activités pas plus tard qu’en avril 2025.

Se transformer en simple prestataire de services


Alors que la quasi-totalité de l’infrastructure de soutien et d’aide aux personnes exilée dans ces trois pays a été ou est en voie d’être démantelée et que les expulsions se déroulent à un rythme rarement observé auparavant, le HCR et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), associée aux Nations unies, pourraient n’être en mesure de fournir un soutien aux personnes ayant des besoins urgents que très partiellement dans un avenir proche. Depuis 2023, même le prestataire de services de régime frontalier qu’est l’OIM dispose d’une marge de manœuvre plus réduite en Algérie et en Tunisie, et l’organisation est progressivement amenée à se concentrer presque exclusivement sur son activité principale de facto dans la région : les opérations d’expulsion dites de « retour volontaire » vers la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest ou d’Afrique centrale.

Entre-temps, le rôle que le HCR est susceptible de tenir une fois que les lois sur l’asile entreront en vigueur dans les deux pays reste incertain. Malgré les fantasmes de déportation de l’Europe, l’Algérie et l’Égypte poursuivent leurs propres objectifs, bien que partiellement différents, en faisant avancer la législation nationale sur l’asile. « En adoptant une telle loi, l’Égypte pourrait vouloir exercer un plus grand contrôle sur les questions relatives aux réfugiés et à l’asile, plutôt que de déléguer la responsabilité au HCR », explique Jeff Crisp, ancien fonctionnaire du HCR, à la Fondation Rosa Luxemburg (RLS). « Simultanément, le gouvernement a intérêt à ce que le HCR reste impliqué dans les questions liées à l’asile afin d’avoir accès aux ressources internationales que l’agence onusienne est en mesure de mobiliser. En outre, l’implication du HCR confère aux gouvernements un degré important de légitimité, les aidant à contrer toute critique concernant la manière dont ils gèrent les réfugiés ou les demandeurs d’asile », précise Jeff Crisp.

L’Égypte semble suivre le modèle turc, où une loi sur l’asile est entrée en vigueur en 2014, qui, selon les critiques, ne garantit pas une protection adéquate des réfugiés, mais a plutôt éliminé progressivement le HCR en tant qu’autorité décisionnelle concernant le statut des réfugiés basés en Turquie, et la loi a été principalement appliquée dans le contexte des intérêts nationalistes et géopolitiques du gouvernement, ainsi que de l’accord Turquie-UE.

Protection sélective des réfugiés

Pendant que l’Egypte semble se servir de sa loi sur l’asile comme levier dans les négociations de prêts et d’investissements avec ses partenaires européens, Alger, en revanche, ne dépend pas des prêts ou des injections financières des partenaires occidentaux ou internationaux et a apparemment l’intention d’aller de l’avant avec cette loi pour garder un œil plus attentif sur le bureau du HCR en Algérie à l’avenir. En Égypte, le nouveau projet de loi sur l’asile prévoit la création d’une autorité publique chargée des questions relatives aux réfugiés – le Comité permanent pour les affaires des réfugiés (PCRA) – car, jusqu’à présent, aucune entité de ce type n’existe en Égypte. L’Algérie, par contre, dispose déjà d’un tel organisme public depuis 1963, le Bureau algérien pour les réfugiés et les apatrides (BAPRA), qui est subordonné au ministère algérien des affaires étrangères. Avec la loi sur l’asile, le gouvernement semble désormais viser à réglementer et à contrôler plus étroitement le traitement des demandes d’asile par le HCR, en renforçant éventuellement le rôle du BAPRA.

Cependant, ni la loi ni un éventuel futur BAPRA doté de plus de pouvoirs ne pourront changer fondamentalement l’application sélective par l’Algérie du régime international de la Convention de 1951 et la Protocol de 1967 relative au statut des réfugiés ratifié par le gouvernement. La politique des réfugiés en Algérie a toujours été une manifestation des « stratégies anti-impérialistes de la politique étrangère algérienne », tandis que le soutien de l’État à la décolonisation du Sahara occidental – et dans une certaine mesure de la Palestine – reste une ” rare relique de la période anti-impérialiste de l’Algérie », ainsi que l’a déclaré le politologue Salim Chena en 2011. En réalité, les pratiques de reconnaissance du statut de réfugié du HCR et du BAPRA reflètent précisément cette appropriation par la politique étrangère du régime international de protection des réfugiés. Alors que 173,600 personnes originaires du Sahara occidental et 7866 Syriens se sont vu accorder le statut de réfugié par le HCR en Algérie, le nombre de personnes originaires de l’ensemble des autres pays reconnues comme réfugiés ou demandeurs d’asile par l’agence onusienne reste marginal. En 2024, moins de 3000 personnes originaires d’autres nationalités étaient reconnues comme réfugiés ou demandeurs d’asile en Algérie. Les personnes entrées irrégulièrement dans le pays depuis les pays d’Afrique de l’Ouest ou d’Afrique centrale, dont la plupart cherchent du travail en Algérie tandis que d’autres poursuivent leur voyage vers l’Europe après un séjour temporaire, auront peu de chances d’obtenir l’asile ou un permis de séjour régulier à l’avenir – que ce soit ou non dans le cadre d’une loi sur l’asile.