« La place de l’armée dans les Constitutions d’Afrique du Nord : étude de droit comparé entre l’Algérie, l’Égypte, la Libye, le Maroc et la Tunisie »
« La place de l’armée dans les Constitutions d’Afrique du Nord : étude de droit comparé entre l’Algérie, l’Égypte, la Libye, le Maroc et la Tunisie»
En Afrique du Nord, ces quatre dernières années ont été marquées par la révision constitutionnelle égyptienne de 2019, qui confie désormais à son armée le soin de « maintenir la Constitution, la démocratie, les fondements de l’État civil, ainsi que les acquis, les droits et les libertés du peuple » (art. 200, al. 1er) ; la révision constitutionnelle algérienne de 2020, qui lui confie dorénavant la mission de préserver « les intérêts vitaux et stratégiques du pays » (art. 30, al. 4) ; tandis que la nouvelle Constitution tunisienne de 2022 ne fait plus mention à la neutralité absolue à laquelle ses forces armées et de sécurité étaient jusque-là astreintes.
Ces récents changements tranchent avec la revendication démocratique d’un « État civil, non militaire », portée tant en Afrique du Nord qu’au Moyen-Orient. En effet, l’opinion des militaires n’est pas une opinion comme les autres, car s’ils « peuvent exprimer leur avis et s’efforcer de le faire prévaloir, c’est oublier que, s’ils le font, ils briseront toute opposition et l’État lui-même : car ils détiennent les armes »[1]. La subordination des forces armées au pouvoir civil préoccupait déjà les Romains, en démilitarisant l’Italie par la frontière du Rubicon, afin « que les armes cèdent à la toge »[2], tandis qu’à l’avènement du constitutionnalisme moderne, pour prévenir la résurgence du césarisme, la Constitution du Massachusetts de 1780 devait proclamer que « the military power shall always be held in an exact subordination to the civil authority and be governed by it » (art. 17)[3]. Plus récemment, sur un plan international, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies avait considéré que les militaires devaient être « responsables devant les autorités civiles nationales compétentes »[4], tandis que sur un plan régional, la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance de 2007, ratifiée par l’Algérie[5], stipule que « les États parties renforcent et institutionnalisent le contrôle du pouvoir civil constitutionnel sur les forces armées et de sécurité aux fins de la consolidation de la démocratie et de l’ordre constitutionnel » (art. 14, § 1).
Pourtant, l’armée possède une place majeure dans les Constitutions algérienne et égyptienne, qui s’en ressent dès les préambules, par l’abondance des références historiques à sa légitimité révolutionnaire et à son rôle dans la construction nationale des deux pays. Ainsi, depuis le coup d’État militaire de 2013, à l’occasion duquel le général Abdel Fattah al-Sissi renversa le président civil Mohamed Morsi, le préambule constitutionnel de 2014 rend hommage à la figure de Méhémet Ali, qui « fonda l’État égyptien moderne dont le pilier[6] est une armée nationale » (2019, préambule, § 10), puis à celle du « leader immortel Gamal Abdel Nasser », en célébrant à cette occasion « la révolution du 23 juillet 1952 » (2019, préambule, § 13), c’est-à-dire le coup d’État des « officiers libres », à partir duquel des militaires issus du Nil gouvernèrent le pays contre la dynastie d’ascendance albanaise qui régnait jusque-là. Si la Constitution de 2012 avait abandonné la référence à la date du 23 juillet, comme pour mieux tourner la page de la dictature militaire qu’elle engendra, les Constitutions de 1956, 1964 et 1971 y faisaient déjà référence, mais en la présentant, pour les deux premières, comme la résultante de la volonté populaire et, pour la troisième, comme la conséquence de « l’alliance des forces laborieuses du peuple » (1956, préambule, § 2 ; 1964, préambule, § 1 et 1971, préambule, § 9). Or, la Constitution de 2014 évoque désormais la direction de Nasser, c’est-à-dire d’un militaire, selon lequel l’armée avait joué en ce jour un rôle d’« avant-garde »[7], tandis que le peuple n’apparaît plus qu’au second plan, en tant que soutien à la révolution. Le préambule glorifie par ailleurs l’implication de l’armée pour faire « triompher la volonté populaire lors de la révolution du “25 janvier – 30 juin” » (2019, préambule, § 10), c’est-à-dire à la fois dans la révolution de 2011, qui mit un terme à la présidence du général Hosni Moubarak, et la contre-révolution de 2013, qui mit un terme à la courte période d’ouverture démocratique, marquée par la prise de pouvoir, par les urnes, des Frères musulmans. La révision constitutionnelle de 2019, d’initiative législative, aura permis d’aller plus loin encore, en faisant désormais de l’armée un gardien de la Constitution (art. 200, al. 1er)[8].
En Algérie, ces références à l’histoire figurent depuis les Constitutions de 1963 et 1976, l’Armée nationale populaire (ANP) y étant décrite comme l’héritière de l’Armée de libération nationale (ALN) (1963, préambule, § 11 ; 1976, art. 82), en fondant ainsi sa légitimité dans la guerre d’indépendance (1954-1962)[9]. Une fois celle-ci acquise, le pays fut marqué, à l’été 1962, par la prise de pouvoir de l’État-major général (EMG) du colonel Houari Boumediene, à la tête de l’armée des frontières, contre le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) et l’ALN des wilayas de l’intérieur, en imposant d’abord un président civil, Ahmed Ben Bella, avant de rapidement lui reprendre le pouvoir, par le coup d’État militaire du 19 juin 1965, dont la date fut constitutionnalisée dans la Loi fondamentale de 1976, comme celle d’un « redressement historique » (préambule, § 3). L’armée connut cependant une dépolitisation dans les années 1980 que la Constitution de 1989 acta en supprimant toute référence historique à l’ALN et au coup d’État de 1965. C’est la révision constitutionnelle de 2016, à près d’un quart de siècle de distance de l’intervention des militaires dans l’arrêt du processus électoral de 1992, contre le Front islamique du salut (FIS), qui fit à nouveau référence à l’ALN, en faisant de l’ANP sa « digne héritière » (2020, préambule, § 20)[10]. Depuis cette révision, le préambule mentionne la « contribution essentielle » de l’ANP dans la lutte contre le « fléau du terrorisme » (2020, § 20), c’est-à-dire dans la Décennie noire des années 1990, qui fit entre 100 000 et 200 000 morts, en même temps que ce préambule consacre la « politique de paix et de réconciliation nationale » (2020, § 8), qui confère une impunité aux agents de l’État impliqués dans la « tragédie nationale »[11]. Quant à la révision constitutionnelle de 2020[12], issue d’une initiative présidentielle, elle fut l’occasion pour le ministère de la Défense nationale (MDN) de rejeter un amendement proposé dans l’avant-projet de mai 2020, selon lequel le Hirak du 22 février 2019 se serait « opéré en totale cohésion avec son Armée nationale populaire »[13]. Le projet final de septembre, adopté par référendum le 1er novembre 2020, retint plutôt l’expression de « Hirak populaire originel » (préambule, § 10), comme pour mieux opposer celui qui se serait seulement opposé au président Abdelaziz Bouteflika de celui qui réclamait plus généralement un « changement radical de système », notamment par un « État civil, non militaire ».
Ailleurs, les Constitutions libyennes, marocaines et tunisiennes n’ont jamais fait référence à la place historique de leur armée. Au Maroc, une telle absence renvoie à la subordination des autorités militaires au roi. Le futur Hassan II affirmait ainsi, dès 1957, que « la neutralité politique doit être le dogme de la morale militaire »[14], mais une neutralité « au service du Trône contre les partis »[15]. La monarchie marocaine réussira d’ailleurs à s’imposer, aussi bien vis-à-vis de l’Armée de libération nationale (ALN), après l’indépendance, que des Forces armées royales (FAR), après l’échec des tentatives de coups d’État du 10 juillet 1971 et du 16 août 1972. L’occupation du Sahara occidental, à partir de la « Marche verte » du 6 novembre 1975, permit ensuite de détourner l’attention des militaires au profit d’un conflit qui oppose depuis le Maroc au Front Polisario. La dernière Constitution plébiscitaire de 2011[16], d’initiative royale, relève sur ce plan essentiellement du statu quo.
En Tunisie, l’indépendance fut marquée par la figure politique de Habib Bourguiba, avocat de profession, dont le discours du 14 octobre 1965 exprime le rejet de la politisation de l’armée, car « mêlés aux controverses et aux campagnes électorales, les militaires se laissent entraîner par leurs propres vues sur la politique du gouvernement. Ils finissent par être entraînés dans la lutte pour le pouvoir et croyant servir le bien et combattre le mal, ils font usage de leurs armes pour imposer les solutions de leur choix »[17]. Si c’est un général, Zine el-Abidine Ben Ali, qui lui ravit le pouvoir par le coup d’État « médical » du 7 novembre 1987, ce fut essentiellement au profit des services de sécurité. La marginalisation de l’armée la rendit ainsi populaire lors de la révolution de 2011, le général Rachid Ammar affirmant à cette occasion qu’elle s’en portait la « garante »[18]. L’armée tunisienne devait cependant être instrumentalisée par le président Kaïs Saïed, lors de son coup d’État du 25 juillet 2021[19] contre le Parlement et la Constitution adoptée en 2014 par l’Assemblée nationale constituante élue en 2011[20]. Celui-ci fit adopter un an plus tard, par la voie plébiscitaire, son propre projet de Constitution, le 25 juillet 2022[21], dont l’initiative présidentielle se ressent par la concentration des prérogatives en matière de défense nationale qu’elle instaure au profit du chef de l’État.
Quant à la Libye, le coup d’État des « officiers libres » du 1er septembre 1969 et la dictature du colonel Mouammar Kadhafi jusqu’en 2011 ne devaient pas donner lieu à une quelconque révérence vis-à-vis de l’armée, ni dans la Proclamation constitutionnelle de 1969, ni dans le Livre vert. Sous le « guide » libyen, l’armée régulière passa en effet au second plan, face à une militarisation généralisée de la société et « l’émergence d’un complexe militaro-tribal »[22]. Le colonel Kadhafi alla d’ailleurs jusqu’à proclamer la dissolution de l’armée en 1995, sans effet néanmoins[23]. Si sa chute en 2011 permit l’élection d’une Assemblée constituante ad hoc en 2014, le projet de Constitution qui en est issu, en date de 2017, n’a toujours pas abouti[24].
Dès lors, nonobstant les dispositions symboliques susmentionnées, comment se manifeste la place de l’armée dans les Constitutions d’Afrique du Nord, c’est-à-dire en Algérie, en Égypte, en Libye, au Maroc et en Tunisie, notamment dans les rapports qu’entretiennent les autorités militaires avec les autorités civiles ?
Afin de mener à bien cette étude, il conviendra d’apprécier les interférences militaires dans la vie politique des pays susmentionnés (I), en interrogeant ainsi les liens de subordination qu’entretiennent les armées de la région vis-à-vis des autorités civiles (II).
[1] Maurice Duverger, De la Dictature, Paris, Julliard, 1961, p. 89.
[2] La toge étant « le symbole de la paix et de la tranquillité, et les armes celui du tumulte et de la guerre, parlant le langage des poètes, j’ai voulu dire que la guerre et le tumulte le céderaient à la paix et au repos » : Cicéron, Discours contre L. Calpurnius Pison, XXX.
[3] Là où dans la France de 1789, le projet de Déclaration des droits de l’homme de Mirabeau prévoyait que les forces armées devaient être « toujours subordonnées à l’autorité civile » (art. 19), ce qui se traduisit dans la Constitution de 1791 par une disposition selon laquelle « la force publique est essentiellement obéissante ; nul corps armé ne peut délibérer » (titre IV, art. 12).
[4] CDH, Résolution 19/36 Droits de l’homme, démocratie et État de droit, 19 avr. 2012, A/HRC/RES/19/36, § 16, VI.
[5] L’Algérie est le seul pays de la région étudiée à l’avoir ratifiée : décret présidentiel n° 16-255 du 27 sept. 2016 portant ratification de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance adoptée par les Chefs d’État et de Gouvernement de l’Union africaine, à Addis Abeba (Éthiopie) le 30 janv. 2007, JORA n° 59 du 9 oct. 2016, pp. 4-12.
[6] V. dans ce sens, en Algérie, un article paru dans la revue du Ministère de la défense nationale, selon lequel « comme il est connu, toutes les armées du monde sont considérées comme l’épine dorsale de leurs États. Si elles sont déchues, les nations sont détruites et condamnées à disparaître. L’histoire de l’humanité depuis l’antiquité atteste de dizaines d’exemples dans ce registre » : « Réalité de “Madania machi aâskaria” », El-Djeich, n° 692, mars 2021.
[7] Gamal Abdel Nasser, The Philosophy of the Revolution, Cairo, Mondiale Press, p. 19.
[8] V. Nathalie Bernard-Maugiron, « Les amendements constitutionnels de 2019 en Égypte : vers une consécration de la dérive autoritaire du régime », RFDC, vol. 121, n° 1, 2020, pp. 3-19 et ICJ, Egypt Constitutional Amendments: Unaccountable Military, Unchecked President and a Subordinated Judiciary, Apr. 2019, 8 p.
[9] En effet, selon la direction de l’armée post-indépendante, « par filiation, l’A.N.P. revêtait les caractéristiques de l’armée de libération nationale ; de ce fait, elle ne pourrait constituer une entité extérieure au Parti ; force d’avant-garde, elle serait une composante du parti » : Michel Camau, La notion de démocratie dans la pensée des dirigeants maghrébins, préface de Charles Debbasch, Paris, CNRS, 1971, p. 338.
[10] C’est ainsi que Lakhdar Bouregaâ, ancien commandant de l’ALN, dans la wilaya IV, durant la guerre de libération nationale, fut placé six mois sous mandat de dépôt, à l’âge de 86, pour avoir affirmé, dans un discours prononcé en juin 2019, que l’ANP n’était pas l’héritière de l’ALN et que pour devenir populaire elle devait rejoindre le Hirak. Il fut finalement condamné à 100 000 dinars d’amende pour outrage à corps constitué (C. pén., art. 144 bis et 146) : T. Bir Mourad Raïs, Lakhdar Bouregaâ, 7 mai 2020, n° 20/00004. Depuis, le décret présidentiel n° 22-217 du 8 juin 2022 est venu consacrer la journée du 4 août « Journée nationale de l’Armée Nationale Populaire » (art. 1, al. 1er), en commémoration de « la date de la reconversion de l’Armée de libération nationale, en Armée nationale populaire » (art. 1, al. 2) : JORA n° 39, 8 juin 2022, p. 5.
[11] Ordonnance n° 2006-01 du 27 févr. 2006 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, JORA n° 11 du 28 févr. 2006, pp. 3-7. V. Mouloud Boumghar, « “Concorde civile” et “Réconciliation nationale” sous le sceau de l’impunité : le traitement par le droit algérien des violations graves des droits de l’homme commises durant la guerre civile des années 1990 », RIDC, vol. 67, n° 2, 2015, pp. 349- 407.
[12] Décret présidentiel n° 20-442 du 30 déc. 2020 relatif à la promulgation au Journal officiel de la République algérienne démocratique et populaire de la révision constitutionnelle, adoptée par référendum du 1er nov. 2020, JORA n° 82 du 30 déc. 2020, pp. 2-49. V. Massensen Cherbi, « La révision constitutionnelle de 2020 en Algérie : un ultra-présidentialisme militarisé de jure », ISSRA, avr. 2021, 9 p. et ICJ, Flawed and Inadequate. Algeria’s Constitutional Amendment Process. A Briefing Paper, Oct. 2020, 29 p.
[13] Proposition n° 181 : Comité d’experts chargé de rédiger les propositions de révision de la Constitution, Propositions présentées dans le cadre du débat général autour du projet de révision de la Constitution, 5 sept. 2020, pp. 42-43.
[14] Jean-Jacques Régnier et Jean-Claude Santucci, « Armée pouvoir et légitimité au Maroc », in Élites, pouvoir et légitimité au Maghreb, Paris, CNRS, 1973, p. 169.
[15] Michel Camau, op. cit., pp. 351-359.
[16] Dahir n° 1-11-91 du 29 juill. 2011 portant promulgation du texte de la Constitution, Bulletin officiel du 30 juill. 2011, pp. 1902-1928. V. Saidy Brahim, « La structure des relations civilo-militaires au Maroc », in La Constitution marocaine de 2011. Analyses et commentaires, Paris, L.G.D.J, 2012, pp. 139-170.
[17] Nicole Grimaud, La Tunisie à la recherche de sa sécurité, Paris, PUF, 1995, p. 96.
[18] « L’armée “garante de la révolution, fidèle à la Constitution” », La Dépêche, 24 janv. 2011.
[19] V. CADHP, Ibrahim Ben Mohamed Ben Ibrahim Belghuith c. République tunisienne, 22 sept. 2022, n° 0017/2021 et ICJ, “Tunisia: President’s power grab is an assault on the rule of law”, Jul. 26, 2021.
[20] Constitution de la République tunisienne, JORT du 10 fév. 2014, pp. 363-367. V. Rafaâ Ben Achour, « La Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 », RFDC, vol. 100, n° 4, 2014, pp. 783-801.
[21] Constitution de la République Tunisienne, JORT numéro spécial, 18 août 2022, pp. 2474-2491. V. Rafaâ Ben Achour, « Tunisie : le retour au pouvoir autocratique », RFDC, vol. 132, n° 4, 2022, pp. 1001-1018 et ICJ, Codifying Autocracy The Proposed Tunisian Constitution in Light of International Law and Standards, Jul. 2022, 11 p.
[22] Saïd Haddad, « Aux sources du paradoxe libyen : militarisation de la société et marginalisation de l’armée », in Les armées dans les révolutions arabes : positions et rôles, Rennes, PUR, 2015, p. 101.
[23] Ibid., p. 102.
[24] V. Nedra Cherif, “Libya’s constitution: between conflict and compromise”, European University Institute, Mar. 2021, 24 p. ; ICJ, The Draft Libyan Constitution: Procedural Deficiencies, Substantive Flaws, Dec. 2015, 90 p. ; et Sara Zanotta, “Constitution-making in Libya after the fall of Gaddafi: the role of national bodies and transnational actors”, Nuovi Autoritarismi e Democrazie, vol. 3, n° 2, 2021, pp. 26-48.