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La guerre fait rage en Europe, l’Afrique cherche sa position

Article par Armin Osmanovic / RLS

Le 2 mars 2022, l’Assemblée générale des Nations unies a condamné à une large majorité la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine. Seul.es la Biélorussie, la Corée du Nord, la Syrie et un pays africain, l’Érythrée, ont voté avec la Russie contre la résolution. Trente-cinq pays se sont abstenus, dont un grand nombre de pays africains tel.les que l’Algérie, l’Angola, le Burundi, Madagascar, le Mali, le Congo, le Mozambique, la Namibie, le Sénégal, le Zimbabwe, l’Afrique du Sud, le Soudan, le Soudan du Sud, la Tanzanie, l’Ouganda et la République centrafricaine. A noter que la Guinée équatoriale, l’Éthiopie, le Burkina Faso, l’Eswatini, la Guinée, la Guinée-Bissau, le Cameroun, le Maroc et le Togo ne se sont pas présentés pour participer au vote.

 

Pas moins de 28 États africains sur 54 ont condamné l’offensive de la Russie, soit 51,85% des voix. Parmi eux le Kenya, membre africain du Conseil de sécurité de l’ONU, dont l’ambassadeur aux Nations Unies a prononcé un discours remarquable mettant en avant les méthodes pacifiques employées par son pays pour répondre aux revendications territoriales et différences ethniques issues de la chute des empires coloniaux. L’ambassadeur a également salué la diversité héritée du passé, et critiqué les élans impériaux de la Russie, jugés nostalgiques et dangereux.[1]

 

L’Union africaine (UA) a également condamné l’agression russe, au contraire de l’Organisation internationale de la francophonie dont font partie de nombreux pays africains. Louise Mushikiwabo, secrétaire générale de l’organisation, explique la réserve dont fait preuve son organisation sur la question de l’offensive russe par un manque de consensus entre ses 88 Etats membres. Originaire du Rwanda, Mushikiwabo a condamné à titre personnel les assauts menés par la Russie en Ukraine. Elle sait en effet par expérience ce que c’est que d’être abandonné.e par la communauté internationale, comme ce fut le cas lors du génocide rwandais en 1994.[2]

 

Diverses raisons permettent d’expliquer la réticence de certains gouvernements africains à condamner la Russie. Dans le cas de la République centrafricaine et du Mali, les causes sont évidentes. Les deux gouvernements se sont rapprochés de Moscou, et des mercenaires du groupe russe Wagner opèrent dans les deux pays. Le groupe est dirigé par l’oligarque Yevgeny Prigozhin, connu pour entretenir des liens étroits avec Poutine.[3] Compte tenu de la proximité des mercenaires russes avec leur président et de la brutalité de leurs méthodes en Afrique et ailleurs,[4] il n’est pas exclu que les dirigeants malien et centrafricain redoutent des représailles personnelles s’ils s’opposaient ouvertement à la Russie.

 

Contre l’ingérence

 

Pour de nombreux autres gouvernements africains, ce n’est pas une potentielle dépendance à la Russie qui explique leur abstention au vote, bien que cette dernière soit devenue l’un des principaux fournisseurs d’armes du continent.[5] De manière générale, les capitales africaines n’apprécient guère les ingérences extérieures dans leurs affaires intérieures. En effet, les Etats africains ont eux-mêmes été le théâtre d’ingérences politiques et militaires par le passé, et de l’avis de nombreux Africain.es, qu’il s’agisse de réformes économiques ou de droits humains, l’Occident s’immisce trop dans les affaires du continent. Le fait que la République populaire de Chine insiste elle aussi sur le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats renforce cet argumentaire. Et cela s’applique également à la guerre en Ukraine, contre laquelle la Chine s’est abstenue de voter à l’Assemblée générale de l’ONU, à l’instar de nombreux pays africains.

 

Dans les faits, les pratiques de la Chine se démarquent de moins en moins de celles des pays occidentaux, comme le montre le recours croissant à des entreprises de sécurité privées chinoises pour protéger les intérêts économiques inflexibles des groupes chinois contre les rebelles, les terroristes et les militant.es.[6] Au cours des deux dernières décennies, la République populaire de Chine est devenue le principal partenaire économique de la quasi-totalité des États africains. De fait, la dépendance économique et financière de nombre d’entre eux vis-à-vis des États-Unis, de l’UE et des institutions financières comme le FMI et la Banque mondiale s’est atténuée. L’influence croissante de la Chine et d’autres pay tel.les que la Russie, ou encore la Turquie, le Brésil et l’Inde, a permis aux États africains de se distancer des Occidentaux sur les questions de politique internationale ou de vote au sein des organisations internationales.

 

Prendre ses distances avec l’Occident

 

L’éloignement de nombreux gouvernements africains vis-à-vis de l’Occident est soutenu par une grande partie de la population africaine, pour qui la souveraineté nationale est considérée par beaucoup comme un enjeu majeur. Rien de surprenant à cela, car de nombreux Africain.es considèrent que leur situation économique et sociale reste déterminée par des puissances étrangères. L’influence des bailleurs, souvent d’anciennes puissances coloniales, sur l’économie et la société est montrée du doigt.

 

En Afrique francophone, où l’ancienne puissance coloniale est régulièrement intervenue, y compris militairement, la haine de la France s’est même répandue en raison de l’attitude de cette dernière. Dans un contexte de violence et de désinformation, les théories du complot sont monnaie courante. Par exemple au Sahel, où lors du blocage d’un convoi militaire, une foule en colère au Burkina Faso a craint que l’armée française ne livre des armes aux djihadistes.[7] Bien qu’il n’en aille pas toujours de sa responsabilité, la France est devenue un bouc émissaire.[8]

 

La colère de l’Afrique contre l’Occident est le résultat des guerres menées sur le continent, et bien sûr à la non-assistance à personne en danger, comme au Rwanda en 1994 ou au Congo.

L’Occident s’est également aliéné l’Afrique à cause de son double discours, lorsque les politiques et diplomates occidentaux parlent de démocratie et d’Etat de droit. Mais lorsqu’il s’agit de défendre leurs propres intérêts, comme la lutte contre le terrorisme et la prévention de la migration, les responsables occidentaux n’hésitent pas à, comme toujours, faire cause commune avec les autocrates africains. Cela vaut également pour l’Allemagne, qui se plaît à vanter sa politique étrangère supposée axée sur des valeurs. Dans le cas du Sénégal, souvent considéré à tort comme un modèle démocratique en Afrique mais où la démocratie est de plus en plus menacée au fil des années[9], la politique africaine de l’Allemagne manque également d’une feuille de route claire. Pour Angela Merkel, le président sénégalais Macky Sall était devenu, comme elle l’a dit, un ami.[10] Mais cela doit faire siffler les oreilles des victimes des violences policières qui ont secoué le pays en mars 2011, lorsque des manifestant.es avaient protesté contre l’arrestation du politicien d’opposition Ousmane Sonko, et sont toujours en attente de leur procès.

 

La colère contre les Occidentaux est du pain béni pour les autocrates africains. Ceux-ci encouragent fortement les protestations anti-Occident, qui leur permettent en effet de détourner l’attention de leurs propres agissements. Tout comme le maître du Kremlin, de nombreux autocrates africains agissent de manière extrêmement cynique, comme l’a récemment dénoncé Wole Soyinka[11], et se moquent des exhortations et des rappels à la démocratie et aux droits humains.[12]

 

L’éloignement et la probabilité de nouvelles lignes de fracture

 

Par ailleurs, dans certaines régions du continent, les populations ont tout simplement le sentiment que la guerre en Europe ne les concerne pas.  Après tout, l’Occident ne s’occupe pas non plus de l’Afrique. Et les récentes discriminations à la frontière extérieure de l’UE dont ont été victimes les réfugié.es africain.es voulant fuir l’Ukraine renforce ce désintérêt pour cette “guerre de Blancs”.

 

Dans le cas de l’Afrique du Sud, de l’Angola, du Mozambique et de la Namibie, dont les gouvernements se sont tous abstenus à l’Assemblée générale des Nations Unies, l’histoire a peut-être aussi un rôle à jouer, d’après l’auteur sud-africain Zakes Mda. Dans ces pays du sud de l’Afrique, de nombreuses personnes issues des anciens mouvements de libération, autrefois soutenus par l’Union soviétique, considèrent encore l’homme du Kremlin comme un “camarade”.

 

Parmi les pays africains ayant voté pour la condamnation de la Russie à l’Assemblée générale de l’ONU figurent de nombreux pays qui continuent à entretenir des relations très étroites avec l’Occident, tel.les que le Bénin, le Botswana, la Côte d’Ivoire, le Cap-Vert, le Kenya, le Lesotho, le Liberia, le Malawi, l’île Maurice, le Niger et Sao Tomé-et-Principe, la Zambie, les Seychelles et la Tunisie. Pourtant, certains régimes hybrides et autocratiques ont également voté contre la Russie, comme l’Égypte, le Gabon, la Libye, la Mauritanie, le Rwanda et la Somalie. Bien qu’ils ne soient pas des démocraties, tous ces pays entretiennent des liens étroits avec les pays occidentaux, notamment par le biais de l’aide militaire comme c’est le cas pour l’Égypte.

 

Si la guerre en Ukraine devait faire émerger un nouvel ordre mondial, dans lequel l’Occident serait confronté à une alliance entre la Russie et la Chine, cela ne serait probablement pas sans conséquences pour l’Afrique. Il est possible que le vote de l’Assemblée générale de l’ONU soit le signe d’un prochain redécoupage de la carte géopolitique du continent. A l’avenir, certains pays démocratiques tournés vers l’Occident pourraient être amenés à s’opposer à d’autres pays autocratiques en Afrique.[13]

 

Dr Armin Osmanovic est actuellement le directeur du bureau régional Afrique du Nord (Tunis) de RLS.

 

[1] https://www.kenyans.co.ke/news/73274-kenyan-ambassador-makes-powerful-speech-ukraine-russia-crisis-global-event-video

[2] https://www.jeuneafrique.com/1323210/politique/exclusif-guerre-en-ukraine-pourquoi-loif-est-restee-silencieuse-par-louise-mushikiwabo/

[3] https://rosaluxna.org/publications/wagner-in-libya-combat-and-influence/

[4] https://www.theguardian.com/world/2021/mar/30/russian-mercenaries-accused-of-human-rights-abuses-in-car-un-group-experts-wagner-group-violence-election

[5] https://www.dw.com/en/russian-arms-exports-to-africa-moscows-long-term-strategy/a-53596471

[6] https://rosaluxna.org/publications/chinas-discreet-game-in-north-africa-private-military-companies/

[7] https://www.lepoint.fr/afrique/burkina-ce-que-dit-le-blocage-du-convoi-militaire-francais-a-kaya-23-11-2021-2453271_3826.php

[8] https://rahmane.substack.com/p/du-sentiment-antifrancais-au-sahel?r=4rub&utm_campaign=post&utm_medium=web&utm_source=twitter&s=r

[9] https://senalioune.com/senegal-classe-regime-hybride-des-pays-les-plus-democratiques-du-monde/

[10] https://www.bundeskanzler.de/bk-de/aktuelles/pressestatements-von-bundeskanzlerin-merkel-und-praesident-sall-1716288

[11] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/03/01/wole-soyinka-l-afrique-est-pleine-de-ces-caricatures-d-hommes-de-pouvoir-qui-comme-poutine-veulent-en-remontrer-au-monde_6115696_3212.html

[12] Mark Galeotti, We need to talk about Putin: How the West gets him wrong. Londres, 2019

[13] https://theconversation.com/russia-ukraine-war-decoding-how-african-countries-voted-at-the-un-178663

 

 

Crédit photo : picture alliance / Pacific Press | Lev Radin

 

Le contenu de ce texte n’exprime pas forcément la position de RLS