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La “diplomatie discrète” en Égypte a définitivement échoué

Article par Sofian Philip Naceur/RLS

L’ONU est appelée à accroître la pression sur l’Égypte pour ses crimes commis contre les droits humains. Mais l’Europe continue de soutenir le régime d’Al-Sisi quel qu’en soit le prix

Dans une lettre ouverte, 175 parlementaires européens demandent au Conseil des droits de l’homme des Nations unies d’accroître la pression sur le régime militaire égyptien en raison de ses crimes systématiques contre les droits humains. Les signataires préconisent la mise en place de mesures tangibles, ainsi que la création d’un mécanisme de surveillance et de signalement de l’Égypte au niveau des Nations unies. S’il est peu probable qu’un tel outil puisse persuader le régime égyptien de changer de cap de manière significative, il est nécessaire d’exercer une pression au niveau international afin d’empêcher la destruction imminente des derniers vestiges de la société civile égyptienne, autrefois dynamique. Cette initiative émanant de plusieurs parlements nationaux et européen constitue un signal hésitant de la part des partis politiques, sans pour autant engager de réelle promesse.

 

Tortures systématiques commises lors de gardes à vue, recours aux tribunaux militaires et d’exception, lourdes peines de prison et autres représailles contre les journalistes, les opposants et leurs familles : les médias indépendants et la société civile sont constamment muselés et menacés de disparition, et le régime autoritaire du président égyptien Abdel Fattah Al-Sisi continue de réprimer impitoyablement toute forme de liberté d’expression critique à l’égard de son gouvernement, sans subir de condamnation sérieuse de la part de Berlin, Paris ou Washington. Depuis qu’Al-Sisi est parvenu à redorer l’image de son régime sur la scène internationale, les gouvernements européens et nord-américains considèrent à nouveau l’Égypte comme un partenaire majeur, comme c’était déjà le cas par le passé à l’époque du dirigeant de longue date Hosni Moubarak. Les rares critiques concernant les innombrables violations des droits humains commises par les autorités égyptiennes ne sont formulées qu’à huis-clos, et avec beaucoup de prudence pour ne pas risquer de s’aliéner le garant supposé de la stabilité dans la région.

Au sein du Parlement européen et des assemblées nationales de certains Etats membres, une timide résistance commence cependant à se constituer contre le silence de leurs responsables et leur soutien quasi inconditionnel au régime du Caire. 175 membres du Parlement européen et de plusieurs parlements nationaux européens ont signé conjointement une lettre ouverte adressée au Conseil des droits de l’homme des Nations unies (CDH) publiée début février, exhortant l’instance onusienne et les ministres des Affaires étrangères de ses États membres à mettre en place un mécanisme de surveillance et de signalement spécifique à l’Egypte lors de la prochaine session du Conseil qui aura lieu en mars prochain, soumettant ainsi enfin Le Caire à une pression plus palpable. Une telle mesure “n’a que trop tardé”, peut-on lire dans la lettre.

Cette initiative n’est pourtant pas la première tentative émanant des rangs des parlements nationaux et européen qui vise à sensibiliser au bilan désastreux de l’Égypte en matière de droits humains, et à inciter les États européens à ne plus cautionner la politique absolutiste d’Al-Sisi. Alors que le Parlement européen avait déjà adopté une résolution sur la crise des droits humains en Égypte en 2020, huit membres du parti de gauche allemand Die Linke élus au Bundestag et au Parlement européen ont lancé en janvier 2021 une campagne de solidarité avec les militants incarcérés en Égypte. Mais ces initiatives et celles qui les ont précédées ne sont pas parvenues à susciter le moindre revirement de l’Europe dans ses relations avec l’Egypte. Toutefois, la lettre récemment publiée adopte un ton beaucoup plus ferme que les précédentes, et appelle à un plan d’action à l’échelle internationale. Il y est ainsi reconnu que l’action bilatérale n’a eu que très peu d’effets jusqu’à présent, et ses signataires misent sur une initiative conjointe au niveau des Nations Unies.

 

Une lettre ouverte qui ne mâche pas ses mots

“Depuis la chute de l’ancien président Mohamed Morsi en 2013, les autorités égyptiennes dirigent le pays d’une main de fer, avec une répression brutale et systématique de toute forme de dissidence et la réduction drastique de l’espace civique”, dit la lettre. Le recours à la torture par la police et les services secrets égyptiens y est qualifié de “pratique systématique”, tandis qu’ “avec 107 exécutions enregistrées en 2020, l’Égypte est devenue le troisième pays avec le plus grand nombre d’exécutions au monde.”

“Dans ce contexte de restrictions et d’intimidations, les ONG locales et internationales continuent néanmoins à documenter un grand nombre de violations des droits humains commises par les autorités égyptiennes, dont des disparitions forcées et des exécutions extrajudiciaires, des détentions arbitraires de femmes pour des raisons de “moralité”, des procès à l’encontre de mineurs tenus dans les mêmes conditions que ceux des adultes, de nombreuses atteintes aux droits des personnes LGBTI, ainsi que des arrestations et poursuites judiciaires à l’encontre de membres de minorités religieuses pour blasphème”. Mais la communauté internationale s’est obstinée à ne prendre aucune mesure significative pour tenter de résoudre la crise des droits humains en Égypte, selon la lettre. “Cet échec, ainsi que le soutien continu au gouvernement égyptien de la communauté internationale et à sa réticence même à dénoncer les abus, n’ont fait que renforcer le sentiment d’impunité des autorités égyptiennes.”

 

Un appel destiné aux partis dirigeants

Puisque les parlementaires signataires de la lettre sont issus à la fois des partis écologistes, sociaux-démocrates, de gauche et libéraux, on peut aussi considérer cette dernière comme un appel inhabituellement direct à ces mêmes partis qui ont approuvé les exportations d’armes vers l’Égypte, et soutenu la politique d’Al-Sisi durant ces dernières années. C’est pourquoi Özlem Demirel, député européen du parti allemand Die Linke, espère qu’une pression plus forte pourra désormais être exercée sur les gouvernements de la part des membres des différents partis. “Je suis heureux qu’un grand nombre de mes collaborateurs sociaux-démocrates et écologistes aient signé la lettre, mais ces dernières années, ils sont restés silencieux à plusieurs reprises tandis que leurs ministres des Affaires étrangères et de l’Economie continuaient de coopérer avec le régime égyptien et de lui vendre des armes”, affirme M. Demirel.

Entre-temps, les sociaux-démocrates allemands (SPD), qui ont fait partie du gouvernement fédéral au cours des huit dernières années, ont approuvé toutes les exportations d’armes vers l’Égypte et ont largement ignoré les critiques publiques parfois virulentes à l’encontre de ce commerce. Très peu de temps avant le récent changement de gouvernement à Berlin, le Conseil fédéral de sécurité, chargé d’approuver les exportations d’armes, avait donné son feu vert à la vente à l’Égypte de trois frégates MEKO A-200 fabriquées par le marchand d’armes allemand ThyssenKrupp Marine Systems (TKMS), et de 16 systèmes de défense aérienne de la société sud-allemande Diehl Defence, pour une valeur totale de plus de 4 milliards d’euros. Au 29 novembre 2021, les exportations d’armes vers l’Égypte ne représentaient “que” 0,18 milliard d’euros. Après cette manœuvre de dernière minute du gouvernement sortant d’Angela Merkel, ce chiffre est passé à 4,34 milliards d’euros pratiquement du jour au lendemain. Du jamais vu.

 

L’heure a sonné pour la “diplomatie discrète”

Les députés français, italiens et espagnols ont également saisi l’occasion de cette lettre pour émettre des critiques envers la politique menée par leurs gouvernements respectifs avec l’Egypte. Dirigé par les sociaux-démocrates, le gouvernement espagnol est, comme l’UE, “un complice de plus du régime égyptien”, déclare à la RLS Miguel Urbán Crespo, député européen et politicien de gauche espagnol. “En décembre 2021, Pedro Sánchez a été le premier Premier ministre espagnol à se rendre en Égypte depuis 2009. Lors de son apparition avec Al-Sisi, Sánchez n’a fait aucune mention des droits humains et a assuré que les deux pays renforceraient leurs relations commerciales après sa visite”, indique-t-il.

Or, depuis l’arrivée au pouvoir d’Al-Sisi en 2013, “l’Égypte est devenue un trou noir en matière de droits de l’homme”, explique le député, qui appelle à abandonner enfin la politique de “diplomatie discrète” menée depuis de nombreuses années. Les organisations égyptiennes et internationales de défense des droits humains avaient déjà formulé ces exigences par le passé, mais en vain. En Espagne et en Allemagne, mais aussi en France et aux États-Unis, dont les gouvernements soutiennent tout aussi fermement Al-Sisi, ces revendications continuent de se heurter au silence.

Paris continue ainsi depuis des années de conclure d’innombrables contrats d’armement de plusieurs milliards d’euros avec Le Caire, et le président français Emmanuel Macron ne prétend même plus se soucier des crimes contre les droits humains commis par les autorités égyptiennes. De la même manière, le gouvernement américain laisse une grande marge de manœuvre au régime militaire égyptien. Bien que Washington ait bloqué 130 millions de dollars d’aide militaire à l’Égypte en septembre 2021, et conditionné son déblocage à des mesures liées au respect des droits humains, les Etats-Unis ont signé un contrat d’armement de 2,5 milliards de dollars pour des avions de combat et des systèmes radar vendus au régime égyptien seulement quelques mois plus tard. La rétention d’une petite partie de l’aide militaire américaine à l’Égypte pour des raisons liées aux droits humains ne semble pas vraiment déterminante, mais le régime militaire égyptien perçoit certainement ces mesures comme un message politique, en particulier sur le plan international.

 

L’action multilatérale comme dernier espoir

De fait, Le Caire a sensiblement réagi à l’adoption d’une déclaration lors de la dernière session du CDH en 2021, durant laquelle des dizaines d’États ont condamné l’Égypte pour ses crimes contre les droits humains et énoncé des mesures cosmétiques. La “stratégie nationale pour les droits humains” lancée par le président Al-Sisi la même année s’avère moins un outil efficace qu’un coup de communication, mais elle montre que l’Égypte prend l’instance onusienne au sérieux. La déclaration du CDH en 2021 a constitué un précédent important cas c‘était la première fois en sept ans que les États abordaient conjointement la crise des droits humains en Égypte à l’ONU. Cela a permis de garantir la libération de plusieurs prisonniers politiques”, comme le souligne le directeur du bureau du Cairo Institute for Human Rights Studies (CIHRS) à Genève, Jeremie Smith. Mais un suivi est nécessaire afin de protéger les milliers d’autres qui continuent de lutter pour leurs droits fondamentaux, selon Smith.

En parallèle, l’efficacité d’un tel outil de surveillance des Nations unies, réclamé par de très nombreux groupes de défense des droits humains et désormais aussi par les députés européens, reste contestée. Comme l’explique Smith, son appellation renvoie à une expression générique utilisée pour un large éventail d’outils de surveillance et de responsabilité pouvant être mis en place par le CDH”. Ce type de mécanisme est généralement établi pour une durée d’un an, et peut être créé par une résolution présentée au CDH après avoir été approuvée par un vote majoritaire, précise le représentant du CIHRS.

Il n’existe actuellement aucun outil de ce type qui permettrait à l’ONU de confronter plus efficacement le gouvernement égyptien à ses violations systématiques des conventions internationales relatives aux droits humains. La session du CDH qui aura lieu en mars prochain pourrait être l’une des dernières occasions de contrer la disparition imminente des derniers vestiges d’une société civile égyptienne autrefois dynamique et diversifiée. Le temps presse. Certains piliers de la société civile égyptienne, tels que l’Arabic Network for Human Rights Information (ANHRI) en janvier dernier, ont dû cesser leurs activités, après avoir subi des représailles et intimidations continues de la part de la police et des services de renseignement égyptiens. D’innombrables autres groupes de défense des droits humains sont menacés de dissolution en raison des dispositions très restrictives de la nouvelle loi égyptienne sur les ONG. La récente prolongation d’un an du délai d’enregistrement prévu par la loi ne permet pas vraiment de remédier à la situation. Dans ce contexte, les enjeux sont considérables, explique M. Smith. “Si les États n’agissent pas, la société civile indépendante en Égypte pourrait être éradiquée”, prévient-il.

 

Crédit photo: CC BY-SA 2.0, Alisdare Hickson

 

Le contenu de ce texte n’exprime pas forcément la position de RLS