Diplomates, espions et vendeurs d’armes : Le Grand jeu de la Turquie en Afrique du Nord
Diplomates, espions et vendeurs d’armes : Le Grand jeu de la Turquie en Afrique du Nord
Tika, Müsiad, Tüsiad, Sadat, autant d’acronymes barbares qui constituent en réalité la face cachée de la stratégie globale de la Turquie en Afrique, et tout particulièrement en Afrique du Nord, envers qui l’engagement de la Turquie a connu une évolution notable entre 2009 et 2022. Il convient d’admettre que la principale raison de ce redéploiement stratégique vers le Sud est dû à la politique d’exclusion européenne appliquée par certains pays de l’UE (la France principalement) contre l’adhésion de la Turquie à l’UE. Lorsqu’il était premier ministre, Reçep Tayyip Erdogan avait pourtant investi beaucoup d’efforts pour permettre un alignement idéologique de son pays avec le reste des pays de l’Union Européenne. Il avait accepté en 2002 le plan de paix de Kofi Annan pour la réunification de Chypre et son intégration à l’UE, et mené des réformes profondes pour mettre à niveau son économie. Trois stratégies avaient été dessinées pour satisfaire l’appétit turc de projection économique : un retour au Pantouranisme, en renforçant sa présence et la coopération avec les nations turcophones d’Asie Centrale, une expansion maritime en Méditerranée Orientale, et une présence en Afrique.
L’Afrique réservoir
Dans la plus grande discrétion, la Turquie se déploie en Afrique et étend son réseau d’influence sur le continent, en espérant jouer un rôle clé dans la résolution des crises que traverse le continent. En 2009, la Turquie était représentée par 12 ambassades sur le continent ; elle en possède 43 depuis 2021. La plus grande ambassade de Turquie en Afrique se trouve en Somalie. Le montant des échanges bilatéraux est passé de 5.4 milliards de dollars en 2003 à 25.3 milliards en 2020. L’investissement direct en Afrique est passé de 100 millions en 2003 à 6.6 milliards en 2021. L’aide au développement de la Turquie pour le continent a atteint les 8.7 milliards en 2020. Depuis 2003, date à laquelle il est devenu Premier ministre, jusqu’à présent en tant que président, Erdogan a visité l’Afrique 27 fois. 2005 a été « l’année de l’Afrique » en Turquie.
Cette dernière a obtenu le statut d’observateur auprès de l’Union africaine (UA) en 2005, et est devenue en 2008 le « partenaire stratégique » de l’UA, co-organisant le premier sommet Turquie-Afrique à Istanbul. Le deuxième sommet Turquie-Afrique s’est tenu à Malabo (Guinée Équatoriale) en 2014. Le troisième, qui devait avoir lieu l’année dernière à Istanbul, a été reporté à cause du COVID-19. La Turquie imite la Chine avec son programme d’aide à la construction d’infrastructures, comme par exemple un stade polyvalent, un stade du foot et un aéroport au Sénégal, l’agrandissement d’un port et sa plus grande base militaire à l’étranger à Mogadiscio, et une grande mosquée à Djibouti… Depuis 2015, la Turquie est également devenue une puissance montante dans l’industrie de la défense. Selon le Ministre des Affaires Etrangères turc, Mesut Cavusoglu« La base militaire de la Turquie en Somalie et la formation de l’armée somalienne sont quelques signes des efforts géopolitiques turcs pour établir la Turquie comme une puissance politique et militaire importante dans la Corne de l’Afrique. En 2020, la Turquie a également conclu des accords avec le Nigeria dans le domaine de l’industrie de la défense », dit-il. “La Turquie vise à devenir une puissance économique, humanitaire et militaire en Afrique subsaharienne.”
L’Afrique est aussi devenue un champ de bataille par procuration des rivalités turques et européennes au Moyen-Orient, et sa présence croissante en Afrique subsaharienne existe en partie pour contrer l’influence de ses ennemis au Moyen-Orient, les Émirats arabes unis et l’Égypte, et dans une moindre mesure, la France. L’obsession de la Turquie de rétablir sa présence en Mer Rouge et de concurrencer les bases navales émiraties à Berbera (puis à Sokotra) et françaises à Djibouti, l’a poussé à renégocier l’ancien port Ottoman de Souakine au Soudan[1].
Cette analyse pourrait expliquer dans une certaine mesure la forte amitié que la Turquie entretient avec l’Éthiopie, par exemple en lui apportant son soutien dans le bras de fer qui l’oppose à l’Égypte au sujet du Grand barrage de la Renaissance éthiopienne qu’elle est en train de construire sur le Nil Bleu. Sur les 6 milliards de dollars déjà investis par des entreprises turques en Afrique subsaharienne, 2,5 milliards de dollars sont allés à l’Éthiopie, selon le Financial Times. Les incursions de la Turquie dans le Sahel ont jusqu’à présent été principalement un exercice de projection de soft-power. Les activités d’Ankara dans la région sont principalement axées sur le soutien au développement et l’engagement commercial. Certes, la Turquie a signé un accord de défense avec Niamey. Il est également vrai qu’en Somalie, l’aide et les affaires turques ont par la suite conduit à davantage d’engagements militaires, bien que pour la plupart, l’engagement turc y ait été , et sans entrer en conflit avec les objectifs occidentaux.
Les rivaux de la Turquie présentent souvent sa présence croissante dans les pays africains musulmans, tels que la Somalie et le Soudan, comme étant motivée par une idéologie – en particulier, l’objectif de stimuler les perspectives des Frères musulmans ou d’autres groupes islamistes – ou par le désir d’accroître son poids géopolitique. Cette perception n’est pas totalement inexacte. Le soutien important d’Ankara aux Somaliens confrontés à une famine dévastatrice en 2011 a valu à la Turquie une énorme sympathie de la part de la communauté internationale et des populations locales. Elle a ensuite utilisé cette influence pour renforcer les intérêts de ses alliés locaux, parfois issus des Frères musulmans. En 2017, Ankara a ouvert une base militaire à Mogadiscio, la plus grande base d’entraînement de ce type en dehors de la Turquie. Le pays a également acquis une position solide dans un port maritime de Mogadiscio, qu’il considère comme essentiel à sa stratégie de projection de sa puissance militaire à travers les carrefours majeurs de la mer Rouge et de l’océan Indien. La Turquie est désormais l’un des acteurs étrangers les plus influents en Somalie, un rôle que de nombreux Somaliens considèrent sous un jour positif. Face à la crainte d’un retour des USA dans la région, les forces turques privilégient un rapport serein avec les autorités sécuritaires somalienne. L’objectif principal d’Ankara semble être la poursuite de projets et d’investissements au Sahel ayant obtenu le soutien du public, ouvrant la voie aux exportateurs turcs vers un nouveau marché.
En ouvrant des ambassades à Bamako (2010), Ouagadougou (2012) et Niamey (2012), Ankara s’est attachée à séduire les élites religieuses et politiques, tout en répondant aux besoins des populations en difficulté. Au Mali par exemple, la Turquie a construit une mosquée dans un quartier huppé de la capitale pour le Haut Conseil islamique du Mali, l’association religieuse la plus puissante du pays, et en a réhabilité une autre dans la ville natale de l’ancien président Ibrahim Boubacar Keïta. Même chose dans la ville d’Agadez, au nord du Niger, où la Grande Mosquée et le palais du Sultan de l’Aïr ont été restaurés. Cela lui a permis de rappeler les liens historiques de la Turquie avec les sultans de la région, dont le premier, selon la tradition orale, est né à Istanbul dans les années 1400. Dans le même temps, la Turquie a déployé une assistance indispensable dans les domaines de la santé, de l’eau et de l’éducation. Elle a construit des hôpitaux à Bamako (achevé en 2018) et Niamey (en 2019), et déployé des cliniques mobiles dans des villes maliennes de province telles que Koulikoro et Sikasso. L’Agence turque de coopération internationale et de développement (TIKA), des organisations caritatives et des ONG turques sont également intervenues pour améliorer l’accès des habitants des zones rurales à l’enseignement religieux et à l’eau.
« Mavi Vatan »
Le 27 novembre 2019, le gouvernement turc signait un accord avec le Gouvernement d’entente nationale libyen (Gouvernement de Tripoli) en vue de délimiter une frontière maritime commune, frontière qui fermerait l’accès à la Méditerranée occidentale à des pays comme l’Egypte, le Liban, la Syrie et Israël. Ce risque pris par Ankara, en pleine guerre civile libyenne et en plein « grand jeu » autour des pays nord-africains, témoigne de la volonté turque de redevenir un acteur géopolitique important en Méditerranée orientale, et de s’y approprier le maximum d’espace aux dépens des Zones Économiques Exclusives de la Grèce, de Chypre et de l’Egypte. Cette doctrine a un nom : « Mavi Vatan », « la nation bleue », une doctrine kémaliste ancienne qui a été reprise par les idéologues du Adalet ve Kalkınma Partisi (AKP), parti au pouvoir en Turquie depuis 2002.
Il faut comprendre que ce concept est né des conséquences de l’invasion de Chypre par la Turquie, et de la frustration turque de l’échec de son processus d’adhésion à l’UE. En 2004, dans un article publié dans la revue Marine Policy[2], deux géographes de l’université de Séville, Juan Luis Suárez de Vivero et Juan Carlos Rodríguez Mateos, ont tenté d’établir une cartographie des ZEE des Etats membres de l’UE et de leurs frontières maritimes.
La publication de cette carte maritime a provoqué la colère des Turcs, surtout car la carte attribuait une ZEE à la totalité de l’île chypriote, en faisant abstraction du nord de l’île réclamé par la Turquie, et attribuait la quasi-totalité de la mer Egée à la Grèce, ne laissant que très peu de territoire maritime à Ankara.
La tâche de corriger la carte est confiée à de Mavi vatan, et aboutira à la vision turque de la ZEE, qui revendique un tracé équidistant avec la Grèce et prenant en compte le caractère turc de la moitié nord de Chypre, ce qui fera passer la superficie de la ZEE turque de 200 000 Km² à 462 000 Km², et permettra de contrôler le tiers de la Mer Noire et le quart de la Méditerranée orientale.
Pour rappel, la Turquie, contrairement à la plupart des pays voisins (Chypre, Grèce, Egypte…), n’est pas signataire de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM), et s’est appuyée pour le tracé de ses frontières maritimes sur une vision alternative du droit de la mer, qui considère que les îles, habitées ou non, ne possède aucune zone économique exclusive si[3]:
– Elles sont situées plus près de la côte continentale d’un autre État que de celle de
l’État auquel elles appartiennent (du « mauvais côté » de la ligne médiane) ;
– Elles empêchent la projection côtière d’un autre État ;
– Elles provoquent un effet inéquitable dans la délimitation.
Outre la récupération de territoire maritime, cette vision « alternative » du droit maritime a permis à Ankara de se dresser sur le chemin du gazoduc Transmed qui relie Israël à la Grèce. Un projet combattu par la Turquie, qui privilégie un autre gazoduc passant par ses terres. Cette reconfiguration de l’espace maritime a aussi permis à Ankara de proposer à Tripoli un projet de zone maritime commune, qui couperait la Méditerranée en deux et qui ouvrirait la voie à une union territoriale entre les deux pays, et à une projection des forces turques en Libye.
Signé le 27 novembre 2019 par Recep Tayyip Erdogan et le chef du gouvernement libyen Faïz al-Sarraj, cet accord maritime avait officialisé l’engagement militaire turc en Libye au moment même où sa capitale était sous la menace d’une offensive de l’Armée Nationale Libyenne (LNA). Un mois plus tard, l’armée turque débarquait des centaines d’hommes et des milliers de mercenaires syriens à Misrata et Tripoli.
Mavi Vatan ne constitue pas seulement une revendication de territoire maritime, et cette doctrine s’est accompagnée d’une montée en puissance de la marine turque ces dix dernières années.
Malgré l’immensité de la Zone Économique Exclusive réclamée, la Turquie ne possède pas d’accès aux océans, si nécessaires au commerce international. Elle reste tributaire de l’Egypte pour l’accès à l’océan Indien, et des pays européens pour traverser le détroit de Gibraltar. C’est cette contrainte qui a poussé la Türk Deniz Kuvvetleri (Marine de guerre turque) à lancer la construction d’un porte-avion (TCG Anadolu). Mais le projet souffre pour le moment de l’annulation par les Etats-Unis du contrat de F-35, qui devrait transformer le bâtiment en porte-drone et en.
La marine de guerre turque a pour mission de patrouiller dans quatre mers : la Mer Noire, les détroits (Bosphore et Dardanelles), la Mer Egée et la Méditerranée.
Depuis l’arrivée au pouvoir en 2002 du gouvernement de l’AKP de Recep Tayyip Erdoğan, le budget alloué à l’armée et à la marine a fortement augmenté. Il est passé d’un peu plus de 9 milliards de dollars en 2002 à plus de 15 milliards en 2015, soit une augmentation de près de 70 % en 13 ans. Avec 2,1 % du PIB alloué à la défense, la Turquie a rejoint le club restreint des membres de l’OTAN consacrant plus de 2 % de leur PIB à la défense nationale.
Cet apport a fortement bénéficié à la marine turque, qui a alors pu lancer de nombreux programmes, de navires comme celui des corvettes lourdes Milgem et des frégates Milgem II, en plus des sous-marins construits avec l’aide de l’Allemagne. [4]
Passé Ottoman
La Turquie met en avant son passé ottoman et adapte sa narrative à chaque pays d’Afrique du Nord. L’Algérie est par exemple considérée comme étant la petite sœur guerrière de la Sublime Porte, avec qui elle a partagé des siècles de victoires navales en Méditerranée. Le 20 novembre 2018, le ministère algérien de la Culture et l’Ambassade de Turquie à Alger ont inauguré un monument à la gloire d’Oruç Reïs (Baba Arroudj pour les algériens), corsaire ottoman ayant régné en Algérie au 16ème siècle. Était présente à la cérémonie, qui a eu lieu à Aïn Temochent en Algérie, la frégate TCG Oruçreis (F-245), une des plus puissantes de la flotte turque, qui fait partie de la classe de frégates Barbaros, dont les noms sont tous liés à l’Algérie ottomane (Barbaros Pacha, Kemal Reis, Oruç Reis et Salah Reis). Autre symbole de ce rapprochement par l’histoire commune, la prise en charge et l’inauguration par Erdogan de la grande mosquée Ketchaoua à Alger en 2018.[5] Cette stratégie est encore plus exacerbée en Libye, où il existe une communauté traditionnelle turco-libyenne dans la ville portuaire de Misrata, où les deux-tiers de la population de cette ville de 400 000 habitants se réclament de cet héritage turc.
Des quartiers turcs (Hay al Atrak) existent dans de nombreuses villes de l’ouest de la Libye, comme à Tripoli, ou même dans l’oasis d’Awbari, dans le désert[6].
Tripoli abrite le tombeau de Turgut Reis, commandant de la flotte ottomane tué et élevé en martyr lors du siège de Malte en 1565, et une grande mosquée porte son nom. [7] C’est au nom de cette proximité historique qu’Ankara considère Misrata et l’Ouest de la Libye comme sa chasse gardée et son extension naturelle en Afrique du Nord, et que ses troupes y sont officiellement déployées depuis janvier 2020.
La Tunisie a elle aussi subi une offensive de charme turque, son passé ottoman n’ayant pas manqué d’être mis en avant par Ankara qui considère la Tunisie comme une « Petite Turquie ». L’ouverture post-Révolution de la Tunisie et la montée en puissance du parti politique Ennahda, très proche de l’AKP, ont beaucoup contribué à cela.
LES OUTILS DE SOFTPOWER POLITQUE
La mécanique est tout aussi bien rodée sur le plan politique. Comme la Russie et la Chine, la Turquie évite de jouer au donneur de leçons, ce qui n’est pas pour déplaire à certains dirigeants africains. Dans la résolution des crises, comme au Mali, elle préconise le recours à des « solutions africaines » ou, à défaut, onusiennes. Enfin, elle plaide pour une meilleure représentation du continent au sein des institutions internationales. Là où sont actifs des partis politiques proches des Frères musulmans, la Turquie finance et organise leurs activités à travers sa fondation al Karama, qui regroupe une centaine d’associations et partis islamistes dans le monde. L’objectif est de les aider à créer une base solide, en créant des écoles et des centres pour les jeunes, afin d’endoctriner les populations sur le long terme.
Islam « Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats ». C’est à cause de ces vers, à la fois belliqueux et religieux, de Ziya Gökalp, l’un des pères du nationalisme turc, que Recep Tayyip Erdoğan avait été condamné pour incitation à la haine en 1998. Erdogan a toujours utilisé l’Islam comme arme politique, en mettant en avant l’appartenance religieuse dans les relations internationales, ce qui explique par exemple le rapprochement avec la lointaine Indonésie et les actions caritatives menées en Afrique. Si un pays est musulman, la Turquie aide à l’implantation d’écoles religieuses et de mosquées. La moindre marque du passé liée à l’islam ottoman est mis en avant, comme par exemple à Alger avec le financement de la rénovation de la mosquée Ketchaoua, ou encore au Niger avec l’ouverture d’un centre culturel islamique et d’un cimetière où reposent des soldats ottomans. Idem pour la construction de la grande mosquée de Bamako, qui est devenue le siège du conseil du culte musulman, principal organisme religieux au Mali.
Seconde option, implanter l’idéologie des Frères musulmans à travers les écoles coraniques et les écoles privées. S’y ajoute le travail des sept centres culturels Yunus Emre et de la fondation éducative Maarif, présente dans 31 pays d’Afrique. Au lendemain du putsch du 15 juillet 2016, celle-ci a pris en main plusieurs écoles d’excellence, jadis dirigées par la confrérie Gülen. Tous ces organismes travaillent en synergie.
Economie Les organisations patronales (Tüsiad, Müsiad) et le Deik (Conseil des relations économiques avec l’étranger) déploient une activité incessante. Ils sont appuyés par la Tika (l’agence turque de développement), qui possède 22 antennes sur le continent africains et finance de nombreux projets dans les secteurs du BTP, de l’agriculture ou de la santé. L’agence procède aussi à la rénovation des monuments de l’époque ottomane, telle que la mosquée Ketchaoua, à Alger.[8] Elle participe à la construction de l’image de marque (Branding) de la Turquie dans le monde, et bénéficie d’un soutien direct d’Erdogan et de son épouse, qui s’implique dans les campagnes humanitaires. La Tika a fourni un important soutien aux pays africains dans la gestion de la crise Covid-19. Grâce à son industrie, la Turquie a pu faire don à la majorité des pays africains d’équipement de protection et de respirateurs. Cette aide lui a permis de devenir un acteur majeur de l’industrie médicale, et de gagner des parts de marché aux Chinois et aux Européens, qui se sont par la suite complètement effacés. En Afrique du Nord, la Tika avait fourni des milliers de masques et d’équipements d’hygiène dans le cadre de la lutte contre la pandémie de Covid-19, à un moment où la pénurie d’équipements faisait rage sur les marchés mondiaux. [9][10]
Armement
En ce qui concerne l’armement, la Turquie utilise son drone Bayraktar comme ambassadeur en Afrique[11]. Présent en Libye, au Maroc, en Ethiopie, au Niger et au Nigeria, le drone star ouvre la voie aux entreprises turques. La Tunisie a choisi le drone turc de TAI pour son armée de l’air. Les quatre majors de l’armement turc, Aselsan, Havelsan, Roketsan et TAI se concentraient auparavant uniquement sur les grands marchés africains, comme l’Algérie, le Maroc et le Nigeria. Depuis le début de la guerre en Libye, ils se sont étendus à la majorité des pays d’Afrique de l’Ouest et de l’Est, avec des dons d’équipements et des crédits. La Tunisie a par exemple contracté un crédit de 200 millions de dollars d’équipements. Longtemps évité par la Turquie pour ne pas perturber ses relations avec l’Algérie, le Maroc est devenu lui aussi un important client depuis 2020, avec l’achat de drones et de blindés. Rabat pense même acquérir des corvettes turques de type Goturk et des hélicoptères Atak T129.
Militaire
La Turquie a passé des accords de défense avec la Tunisie, le Niger, la Somalie, le Nigeria, le Mali, la Mauritanie, le Ghana, la Tanzanie, le Cameroun, le Maroc et l’Ethiopie. Ces accords diffèrent d’un pays à l’autre, mais prévoient tous une coopération militaire et technique avec un possible transfert de technologies. Les accords de défense avec le Niger, l’Ethiopie et la Somalie sont les plus importants car ils prévoient une formation des militaires de ces pays en Turquie et dans les pays respectifs, avec même une possibilité de recourir à ces armées comme force militaire par procuration.
Le cas tunisien est édifiant. Pendant cinquante ans, l’armée tunisienne a constitué un marché captif des industries militaires française et américaine. L’accord de défense signé en décembre 2017 à Tunis, sous les auspices des présidents Béji Caïd Essebsi et Recep Tayyip Erdogan, comporte deux volets : la formation de militaires tunisiens en Turquie, et surtout un accord portant sur les investissements d’Ankara en Tunisie. Comprendre : un accord destiné à importer du matériel militaire turc.
« L’accord de défense entre la Turquie et la Tunisie signé il y a cinq ans a littéralement sauvé l’armée tunisienne de la banqueroute. Le prêt que nous accordons représente une contribution importante à leur budget de défense annuel », affirmait un industriel turc[12]. Une situation « win-win » car elle permet de valider à l’export, et parfois au combat, dans le cadre de la lutte anti-terroriste, des équipements turcs destinés au marché très concurrentiel de l’armement.
Jusqu’à 2021, ce sont en effet pas moins de 150 millions de dollars qui sont proposés par la Turquie à la Tunisie, sous forme de prêts sans intérêt contre achat de matériel militaire turc. L’agence de crédit aux exportations turque Eximbank, notamment, a financé l’opération à hauteur de 80 millions de dollars.
L’accord de défense ratifié par le ministère tunisien de la Défense et l’agence nationale turque d’industrie de défense SSM (aujourd’hui Savunma Sanayii Baskanligi, ou SSB) comprend aussi une coopération dans l’industrie militaire et le transfert de technologie, faisant de Tunis un client privilégié de l’industrie militaire turque dans la région.
Depuis plus de dix ans, la Turquie essaye de reproduire le même schéma avec l’Algérie avec plus ou moins de succès, dû à la relation en dents de scie entre les deux pays. L’arrivée au pouvoir du président Abdelmadjid Tebboune le 12 décembre 2020 a permis le retour des Turcs au ministère de la Défense algérien, d’où ils avaient été chassés en 2019, lorsque le pouvoir était contrôlé par le général Ahmed Gaïd Salah, ancien vice-ministre de la Défense et chef d’état-major.
La visite d’Abdelmadjid Tebboune à Ankara le 15 mai 2022 a confirmé l’amélioration des relations militaires et de la coopération entre les deux pays. Cette volonté a été affirmée par le président Recep Tayyip Erdogan, au cours d’une conférence de presse conjointe avec son homologue algérien, Abdelmadjid Tebboune. “La Turquie et l’Algérie prendront des mesures fermes pour diversifier le secteur de la production de l’Algérie, qui est l’une des portes de l’Afrique sur le monde, notamment dans de nombreux domaines tels que politique, militaire, économique, commercial, culturel et touristique. La Turquie se tiendra aux côtés de l’Algérie dans tous les domaines”, a-t-il dit, avant d’ajouter de manière plus spécifique : “La Turquie et l’Algérie, acteurs majeurs de la paix et la stabilité en Afrique, s’engagent à renforcer la coopération dans le domaine de l’industrie de la défense”.[13]
Le Maroc est aussi un client important de la Turquie dans le domaine de l’armement. Déjà en 2014, la diplomatie turque essayait de se rapprocher de Rabat pour éviter qu’elle ne tisse des liens avec le régime d’al-Sissi en Egypte. A l’époque, le journal marocain Al Massae rapportait que « des diplomates turques avaient révélé la décision des autorités d’Ankara d’intensifier la coopération avec le Maroc dans le domaine militaire et de la défense, pour constituer un bloc uni contre les menaces croissantes planant sur la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord »[14].
En 2021, le Maroc passe à l’action et cède à la diplomatie du Bayraktar, et achète une douzaine de drones armés qui vont révolutionner, l’année suivante, sa politique militaire dans la zone contestée du Sahara occidental, et même ses relations avec son voisinage (Algérie et Mauritanie).[15]
Coopération militaire multilatérale
En mai 2010, la Turquie accueillait le sommet des Nations unies sur la Somalie à Istanbul, où elle avait promis une aide au développement et une assistance militaire à cette dernière, sous la forme d’une formation militaire dispensée aux soldats somaliens. En février 2012, le ministre turc des Affaires étrangères Ahmet Davutoğlu a déclaré que la Turquie était prête à apporter des ressources matérielles et de renforcement de capacités. La Turquie se considère également comme un médiateur légitime dans le pays, étant donné son héritage musulman. À cette fin, le premier ministre intérimaire somalien, Abdulweli Mohamed Ali, a déclaré : “Depuis l’arrivée de la Turquie au sein de l’Union européenne, la Turquie est devenue un médiateur légitime.[16] Vous pouvez instaurer la paix et la stabilité en travaillant à la fois sur le plan de la sécurité et sur celui du développement. C’est ce que la Turquie réussit à faire.” La présence turque se fait également sentir dans les Suds. Non seulement la Turquie a offert un soutien aérien à la mission de l’OTAN au Darfour en 2005, et a signé un protocole d’accord de coopération militaire avec le Soudan en 2006, mais son rôle s’est encore accru depuis la sécession du Soudan du Sud avec le Soudan en 2011. Après leur séparation, les deux Soudans se sont livrés à des escarmouches transfrontalières fréquentes et meurtrières. À cet effet, la Turquie a révélé que le Soudan lui avait récemment tendu la main pour servir de médiateur entre le pays et son ancienne enclave. La Turquie a également offert aux États africains une assistance technique et de formation considérable, notamment dans les domaines du renforcement des capacités et de la formation à la lutte contre la piraterie et le terrorisme. Depuis 2009, la Turquie participe aux patrouilles de lutte contre la piraterie menée au large des côtes somaliennes par la Combined Force 151 dirigée par les États-Unis, qu’elle a dirigée de mai à août 2009 puis de septembre à décembre 2010. Elle participe également à l’opération Ocean Field, la mission de lutte contre la piraterie de l’OTAN (2e groupe maritime permanent OTAN – SNMG 2). Au-delà de la formation et du maintien de l’ordre, la Turquie a réellement envoyé ses propres soldats sur le terrain, engagés principalement dans le maintien de la paix. Fin 2012, la Turquie avait participé à cinq missions de maintien de la paix de l’ONU en Afrique, notamment en Côte d’Ivoire (ONUCI), au Liberia (MINUL), en République démocratique du Congo (MONUC), au Soudan (MINUS), et la mission conjointe de l’UA et de l’ONU au Darfour (MINUAD).
Sadat, le Wagner turc
La société Sadat est une compagnie militaire privée créée par Melih Tanriverdi et Adnan Tanriverdi, qui a déclaré dans les colonnes du quotidien turc Khabar Tork que Sadat effectue des missions en Libye depuis 2013.[17]Depuis le déclenchement de l’offensive sur Tripoli en avril 2019, la société sécuritaire privée turque prête main-forte au gouvernement de Fayez Al-Sarraj. Cette information a été confirmée du côté du maréchal Haftar, où des sources indiquent que les experts turcs présents à Tripoli sont dépêchés par Sadat pour conseiller les milices ou commander les drones trucs Bayraktar.[18]
Le 17 décembre 2020, Adnan Tanriverdi a donné des détails supplémentaires, affirmant dans un journal que son pays avait « besoin de sociétés sécuritaires privées pour employer des mercenaires ». Sans hésiter, il a ajouté : « Si la Turquie envoie des mercenaires en Libye, ça sera plus efficace que les sociétés Wagner ou Blackwater ».
Sadat “supervise et assure le paiement de quelque 5.000 combattants syriens pro-GNA en Libye”, écrivait alors le Pentagone.[19] Connu pour ses multiples relations avec les mouvements les groupes islamistes dans les pays arabes, Adnan Tanriverdi a récemment affirmé que la mission de sa société consistait à « définir les dangers qui menacent le monde islamique ». Il a notamment révélé que la société assurait l’entraînement de l’Armée syrienne libre, désormais rebaptisée « Armée nationale syrienne », dont les membres sont envoyés pour combattre en Libye. À la presse turque, le général Tanriverdi affirme encore que cette armée nationale syrienne n’est que « le bras armé des Frères musulmans ». Sadat serait déployée en Libye, au Tchad, en Somalie et en Ethiopie.
L’éducation
Le coup d’Etat raté contre Erdogan en juillet 2016 avait levé le voile sur l’étendue de la constellation d’écoles et d’établissements d’enseignement appartenant à la fondation d’Abdulfatah Gülen, supposé organisateur du putsch. Pour déraciner ce réseau en Afrique, Erdogan a fait appel à Yunus Emre et à la fondation
Turkish Airways
La compagnie aérienne turque dessert la majorité des capitales africaines, et 52 villes du continent au total disposent d’une liaison directe avec Istanbul. Pour 30 de ces pays, il s’agit du seul hub aérien vers l’Asie et les Amériques. Turkish Airways a été la seule compagnie à desservir des pays en guerre comme la Libye ou la Somalie, se rendant ainsi indispensable et constituant un parfait levier de récolte de renseignement.[22]
La proximité du pavillon national turc avec le parti au pouvoir AKP en a fait un outil stratégique pour le président Erdogan. La construction du nouvel aéroport d’Istanbul intègre cette stratégie de concurrence avec le Qatar et surtout Dubaï sur le plan mondial.
Conclusion
La Turquie tente de se créer une nouvelle image dans les affaires internationales, en tirant parti de son soft power et de son influence diplomatique pour montrer qu’elle peut constituer un atout pour l’ordre mondial du XXIe siècle. En tant que tel, le monde est susceptible de voir une Turquie plus affirmée dans la politique africaine et surtout nord-africaine, qu’elle considère comme faisant partie de son espace vital méditerranéen. La Turquie s’engage aussi dans la résolution des conflits, en particulier dans les États musulmans du continent. Pour leur part, les États africains et d’Afrique du Nord semblent également ouverts à la nouvelle présence turque. Sans rivalité avec la poussée menée par la Chine, les États africains accueillent ouvertement la Turquie en tant que partenaire militaire et commercial et, dans le cas de la Somalie, comme l’un des alliés internationaux les plus solides qu’ils n’aient jamais pu avoir. Cette nouvelle amitié, associée à la stratégie américaine de partenariat avec les deux parties, montre les avantages du nouvel engagement turco-africain dans un avenir proche, et à long terme. L’offensive russe en Ukraine relance la question de la présence turque en Afrique du Nord (Libye) et dans le Sahel. Certains des membres de l’OTAN y voient plus qu’un fait accompli, mais une véritable opportunité offerte à l’Alliance atlantique de contrer les projets de Moscou sur le continent africain. Washington observe d’ailleurs de très près cette relation entre Ankara et Moscou en Afrique, et voit d’un bon œil l’établissement de nombreuses bases militaires turques en Libye. Même si les relations ne sont pas toujours bonnes entre la Turquie et les Etats-Unis, Washington apprécie l’agressivité d’Ankara dans le domaine de la vente d’armes, qui constitue une sorte de « spoiling game » contre la Chine et la Russie dans la région, et qui sert à imposer des technologies et des doctrines identiques à celles des USA.
[1] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/01/17/la-turquie-de-retour-sur-la-mer-rouge_5243048_3212.html
[2] J. R. Mateos, J. L. Suárez De Vivero, « Maritime Europe and EU Enlargement. A Geopolitical Perspective », Marine Policy, vol. 30, n° 2, mars 2006, p. 167-172
[3] Aris Marghélis, Les délimitations maritimes Turquie-gouvernement d’entente nationale libyen et Grèce-Égypte dans leur contexte régional, Neptunus, e.revue, Université de Nantes, Vol. 27, 2021/2
[4] (https://www.geostrategia.fr/sultans-of-swing-quand-la-marine-turque-veut-tendre-vers-la-puissance-regionale/)
[5] (https://www.lepoint.fr/monde/erdogan-aux-petits-soins-pour-l-algerie-27-05-2018-2221667_24.php).
[6] (REPORT ON THE HUMAN RIGHTS SITUATION IN LIBYA 16 November 2015 United Nations Support Mission in Libya)
[7] (http://www.aljazeera.com.tr/blog/kod-adi-sakir) .
[8] https://www.jeuneafrique.com/mag/1062328/politique/turquie-le-soft-power-savamment-distille-derdogan-en-afrique/
[9] https://www.aa.com.tr/fr/afrique/pand%C3%A9mie-de-covid-19-la-turquie-continue-dapporter-son-soutien-%C3%A0-lalg%C3%A9rie/1832996
[10] https://www.aa.com.tr/fr/afrique/la-tika-continue-%C3%A0-soutenir-le-gouvernement-tunisien-dans-sa-lutte-contre-la-covid-19-/1997986
[11] https://ecfr.eu/article/turkeys-drone-diplomacy-lessons-for-europe/
[12] https://www.jeuneafrique.com/1122534/politique/armement-la-tunisie-porte-dentree-de-la-turquie-sur-le-continent/
[13] https://www.aa.com.tr/fr/politique/erdogan-la-turquie-et-lalg%C3%A9rie-sengagent-%C3%A0-renforcer-la-coop%C3%A9ration-dans-le-domaine-de-lindustrie-de-la-d%C3%A9fense-/2589788
[14] http://www.le360.ma/fr/politique/la-turquie-veut-intensifier-sa-cooperation-militaire-avec-le-maroc-24735
[15] https://information.tv5monde.com/afrique/maroc-dans-quel-le-royaume-cherifien-s-equipe-t-il-de-drones-405224
[16] https://www.csmonitor.com/World/Middle-East/2012/0605/Turkey-takes-lead-in-rebuilding-Somalia
[17] https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20200102-turquie-libye-erdogan-sadat-conseil-militaire-strategie-saraj-haftar
[18] https://ahvalnews.com/sadat/turkish-military-contractor-sadat-has-always-been-libya
[19] http://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/archive/2021/10/24/sadat-international-defense-consultancy-la-smp-turque-22540.html
[20] https://www.jeuneafrique.com/mag/1062328/politique/turquie-le-soft-power-savamment-distille-derdogan-en-afrique/
[21] https://www.jeuneafrique.com/537900/politique/turquie-ecoles-gulen-en-afrique-on-na-pas-encore-reussi-a-les-deraciner-mais-nous-avons-bien-progresse/
[22] https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/lebel_turkish_airlines_2020.pdf
Le contenu de ce texte n’exprime pas forcément la position de RLS