Algérie : Le Hirak a-t-il échoué politiquement ?
Entretien avec le Prof. Dr Rachid Ouaissa (Université de Marbourg, Centre MECAM Tunis)
Rachid Ouaissa est professeur au Centre d’études du Proche et du Moyen-Orient (CNMS) de l’Université de Marbourg en Allemagne et occupe, depuis 2020, le poste de directeur du Centre Merian d’études avancées pour le Maghreb (MECAM) à Tunis. Nous nous sommes entretenus avec lui de la situation politique, économique et sociale actuelle de l’Algérie, de l’incapacité de l’État à gérer la pandémie du Covid-19, des échecs du mouvement de protestation du Hirak (mot arabe signifiant “mouvement”) et son potentiel, du rôle de la Kabylie et des difficultés sociales et économiques accrues qui devraient être considérées par ce mouvement comme une opportunité de se réorganiser et de créer une vision plus tangible pour une Algérie plus juste socialement. L’entretien a été réalisé par Sofian Philip Naceur à la fin du mois de juillet 2021.
- Depuis la reprise des manifestations du Hirak en février 2021, le régime algérien tente de mettre un terme au mouvement de protestation une fois pour toutes en multipliant les tactiques répressives à l’encontre de l’opposition. Actuellement, le pays est également confronté à la pire vague de coronavirus depuis le début de la pandémie. Quelles sont les options dont dispose le Hirak pour exercer à nouveau une pression sur le régime après la vague actuelle du Covid-19 ?
Ouaissa : Ce n’est effectivement pas clair et cela dépend aussi des conséquences que la crise sanitaire engendrera. La vague actuelle du covid-19 est la plus grave que le pays ait connue jusqu’à aujourd’hui, et l’échec de l’État dans la gestion de la pandémie est évident. Les hôpitaux sont surchargés et la pénurie d’oxygène généralisée. Les traces du système de Bouteflika [l’ancien président algérien Abdelaziz Bouteflika, en poste entre 1999 et 2019, ndlr] sont désormais encore plus perceptibles. Il est donc probable que le Hirak réagisse à l’échec de l’État. Chaque famille ou presque a vu des proches mourir. Cela peut favoriser un plus grand potentiel de contestation au sein de la société algérienne. Par conséquent, je m’attends à ce que le Hirak se focalise davantage sur les revendications économiques et socio-économiques. En même temps, la situation financière de l’État est susceptible de se rétablir, du moins dans une certaine mesure, puisqu’on estime voir une augmentation à moyen terme des prix du pétrole. Cependant, les représailles de l’État peuvent également réussir à intimider la population. C’est pour cette raison aussi que le Hirak émergerait de plus en plus au niveau régional plutôt que national. La Kabylie va certainement poursuivre sa révolte et les gens continueront éventuellement à descendre dans les rues des grandes villes. Mais je ne crois pas que le Hirak sera en mesure de réussir à mobiliser à l’échelle nationale comme en 2019, du moins pas au début d’une nouvelle vague de protestation qui est encore à venir.
- Plus récemment, la Kabylie a été le dernier rempart du Hirak. Les protestations s’y sont poursuivies sans relâche jusqu’au début de la vague actuelle du covid-19. Cependant, nous constatons depuis 2019 que le régime cherche à diviser le Hirak selon des appartenances ethniques et de monter les Arabes et les Berbères les uns contre les autres. Alors que les protestations ont été fortement réprimées presque à l’échelle nationale, seuls les habitants de Kabylie continuent de manifester, et des personnes sont constamment poursuivies pour avoir arboré le drapeau berbère. Le régime tente-t-il d’utiliser des moyens sectaires pour diviser le pays et sa société et de conserver son pouvoir par une escalade violente du conflit en Kabylie ?
Ouaissa : Le régime a sans cesse recours aux mêmes moyens et suit des schémas bien notoires. Il tente de diviser par des moyens autoritaires. La Kabylie est décrite comme un cas exceptionnel, tandis que le Hirak s’appuie sur une sorte de conscience nationale – l’Algérie est considérée comme un tout – et tente de se défendre contre cette division régionale. Je ne pense pas que le Hirak et le peuple algérien se fassent avoir. Cependant, je considère que le mouvement est un échec politique. Mais le Hirak a fait aussi en sorte que la confiance en soi du peuple s’est accrue et il est clair pour tout le monde aujourd’hui que le problème, c’est le régime, pas la Kabylie.
- Pourquoi pensez-vous que le Hirak a échoué ?
Ouaissa : Si une nouvelle vague de protestations se manifeste après la crise actuelle du covid-19, j’espère que le mouvement aura appris de ses erreurs. Le Hirak a échoué parce qu’il a malheureusement laissé de côté toutes les questions idéologiques et politiques importantes. La raison principale de son échec, ce sont les islamistes. Le mouvement Rachad [un mouvement islamiste surtout actif dans les pays européens qui a surgi des décombres du Front islamique du salut, ndlr] a détruit le Hirak, et sous sa pression, toutes les questions importantes sur l’avenir de l’Algérie ont été écartées. Le problème était toujours focalisé sur le régime, mais pas sur le système en entier. La question du système en tant que tel n’a jamais été posée. Le problème n’est pas seulement l’élite, il est bien plus profond. Voulons-nous une Algérie où l’on se contente de changer les élites ou une Algérie où nous remettons également en cause le système éducatif et économique ? Les islamistes n’ont jamais remis en question les structures néolibérales de l’économie algérienne. Ils n’ont jamais remis en question le système éducatif en ruine fortement influencé par la religion. Et ils ont insisté pour que toute question susceptible de diviser le Hirak ne soit jamais soulevée au début. On a vu le même schéma se réaliser en Algérie pendant la guerre d’indépendance entre 1954 et 1962 : l’ennemi c’est la France et ce n’est qu’après la victoire contre le colonisateur que nous discuterons de la direction que prendra le pays. Cela n’a pas marché à l’époque et ne marchera pas aujourd’hui. Il faut poser cette question clé et la discuter maintenant.
- Une problématique centrale a été abordée de manière constante par le Hirak, celle du règne de l’armée ou son rôle politique. La demande d’un État civil est même l’une des revendications majeures du mouvement aujourd’hui.
Ouaissa : C’est exact. C’est une question clé et elle est considérée comme prioritaire pour le Hirak. Mais les dirigeants laïque du mouvement disent aussi : l’armée et la religion ne doivent jouer aucun rôle au sein de l’État. Or, si la question de l’armée a été largement débattue, le rôle de la religion dans une nouvelle Algérie l’a été moins. Cela ne fonctionne pas. D’autant plus qu’il ne peut y avoir de véritable révolution si les acteurs de l’économie n’en sont pas convaincus. Ces derniers ont peur. Ils craignent que suite à une vraie révolution, il y ait des règles qui soient encore pires que celles imposées par les militaires. Pour eux, c’est plus prudent que les militaires restent au pouvoir puisqu’ils se sont déjà familiarisés avec leurs règles.
- Cependant, le Hirak a également abordé les questions économiques et sociales. À plusieurs reprises, les représentants du mouvement ont réclamé ouvertement la justice sociale, bien qu’ils n’aient généralement pas présenté de vision sur la façon d’y parvenir. Le Hirak a régulièrement soulevé la question de la dépendance de l’État vis-à-vis des rentes pétrolières et il a donc essayé de mettre l’accent sur les questions socio-économiques et économiques. Certaines fractions du mouvement ont tenté à maintes reprises de stimuler ces débats qui, jusqu’à présent, n’ont mené qu’à une impasse.
Ouaissa : Exactement. Cette discussion a été bloquée sans cesse. J’ai moi-même assisté à des débats au cours desquels on a revendiqué les droits des femmes, puis on a dit que cette question était de caractère idéologique et que les débats devaient être reportés pour l’instant. Mais une telle approche ne convainc pas les gens, et la vision du Hirak était trop vague. Quand on est sur le chemin d’une révolution, on veut déjà savoir où va le pays. Il faut présenter une vision plus concrète de l’avenir de l’Algérie, mais le Hirak ne pouvait pas en proposer une.
- Le covid-19 a fait en sorte que les questions sociales se sont déplacées au centre de la scène du Hirak. Mais qu’est-ce que cela signifie concrètement ? La situation socio-économique est actuellement extrêmement tendue, et pas seulement à cause du système de santé délabré. Récemment, des manifestations à revendications socio-économiques ont eu lieu à plusieurs reprises dans le sud de l’Algérie, par exemple à Ouargla, ce qui pourrait se traduire en un nouvel afflux de sympathisants pour le Hirak. Cela remettrait-il en question le caractère pacifique du mouvement, puisque nous avons soudainement affaire à des personnes dans la rue qui ont simplement faim et qui ne se joignent pas à une manifestation pour des raisons politiques ?
Ouaissa : Le risque est là. Mais jusqu’à présent, le mouvement a échoué principalement parce qu’il était un amalgame de classes moyennes. Ces classes moyennes peuvent être islamistes ou laïques. Certes leurs visions sociales diffèrent, mais en matière de politique économique, elles ont des idées similaires. Les couches marginalisées de la société ont reçu peu d’attention. Pourtant, si ces couches de la société doivent rejoindre le Hirak en tant que nouveaux acteurs, un pacte doit être conclu entre elles et la classe moyenne. Les questions économiques et les aspects socio-économiques doivent être revalorisés et devenir des questions clés. Il ne suffit plus de discuter d’un changement de régime mais plutôt de mettre en avant un débat sur une refonte du système. Seule une coopération entre la classe moyenne idéologiquement divisée et les couches sociales à faibles revenus peut transformer le Hirak en une véritable révolution.
- Depuis plus d’un an, le Hirak est principalement associé à des ONG, des partis d’opposition et des personnalités publiques telles que des avocats et des militants des droits de l’homme, mais pas à des syndicats. En 2019, les syndicats indépendants défilaient toujours aux côtés de l’opposition partisane. Aujourd’hui, ils ne jouent plus aucun rôle. Pourquoi ?
Ouaissa : Pour une vraie révolution, il faut impliquer les acteurs économiques, que ce soit ceux qui ont de l’argent ou ceux qui n’en ont pas. Ceux qui ont de l’argent doivent être rassurés afin qu’ils investissent à nouveau. Parallèlement, il faut donner à ceux qui n’ont pas de moyens – les démunis – l’espoir que quelque chose va changer pour eux plus tard et qu’ils obtiendront quelque chose de ce soulèvement. Ces deux acteurs – les employeurs et les salariés, principalement représentés par les syndicats – doivent être convaincus et participer activement dans le Hirak. Si l’État se redresse financièrement à moyen terme grâce à la hausse des prix du pétrole, les employeurs et les travailleurs pourraient également se calmer. Et si un tel scénario se produit, le Hirak aura perdu de toute façon.
- Même si l’État se redresse à moyen terme grâce à la hausse des prix du pétrole, le système économique continuera d’être sujet à une pression énorme. La diminution des réserves de change se poursuivra de toute façon et ce n’est qu’une question de temps avant que le pays ne se rapproche de la faillite. Quelle serait la possibilité d’une intervention de politique économique et sociale à court terme, et comment pourrait-on contrer la dépendance de l’État vis-à-vis de la rente pétrolière à long terme ?
Ouaissa : Je crois que l’Algérie ne peut pas éviter de négocier avec le Fonds monétaire international (FMI). Le régime l’a déjà fait en 1994, en pleine guerre civile. La situation politique intérieure de l’époque était une bonne distraction et une couverture pour négocier avec le FMI dans les coulisses. Un tel scénario est à nouveau imminent. Sous la double pression de la pandémie et de la crise économique, les négociations avec le FMI pourraient redémarrer et déboucher sur un nouveau programme de libéralisation. Ce programme est susceptible à son tour de déclencher de nouvelles protestations à caractère socio-économique. Espérons que cette situation ne conduira pas à une escalade de la violence.
- Mais on sait également que les recettes du FMI sont toujours les mêmes. Et elles ne fonctionnent tout simplement pas. Je ne prétends pas qu’une économie fortement isolée comme celle de l’Algérie fonctionne – le modèle algérien a clairement échoué. Mais y aurait-il une alternative à un système économique isolé dans lequel la rente pétrolière est monopolisée par les élites et sujette à la stratégie de déréglementation du FMI, qui a échoué à maintes reprises?
Ouaissa : L’Algérie est l’un des rares pays au monde à pouvoir négocier de bons termes avec le FMI. L’Algérie n’est pas un pays pauvre. Et le FMI ne peut pas appliquer ses diktats usuels. Avec autant de rentes pétrolières, je peux imaginer que l’État-providence puisse être réformé, et que la rente puisse être transférée et transformée en des formes productives – pour autant que la volonté politique soit présente. Les rentes ne sont pas en soi un obstacle au développement, elles peuvent également être transformées de manière à stimuler une économie productive. Elles pourraient être utilisées pour la consommation, afin que les entrepreneurs algériens n’aient plus à dépendre des généraux de l’armée pour faire leurs affaires. Si les rentes étaient réparties comme moyen de consommation dans la société, par exemple sous forme de salaires, certains produits ne devraient plus être importés, et avec un tel modèle, il pourrait enfin être intéressant pour les entrepreneurs locaux de produire en Algérie.
- Malheureusement, il est presque impossible d’utiliser et de réorienter la rente pétrolière de cette manière. Il n’existe pratiquement aucun exemple dans le monde où il a été possible de réformer les économies de rente selon ce modèle.
Ouaissa : Les modèles de l’Asie de l’Est sont de bons exemples de la façon dont les États ont réussi à valoriser et à utiliser la main-d’œuvre dans la société pour promouvoir une hausse du pouvoir d’achat. La Chine en est un exemple. Un tel scénario est également possible en Algérie. Il faut convaincre les entrepreneurs d’investir et de produire dans le pays et de ne plus importer. Mais pour cela, il faut garantir du pouvoir d’achat et les rentes pourraient être utilisées pour le générer. Mais la question est bien de savoir comment mettre en œuvre une telle politique.
Les avis de la personne interviewée ne reflètent pas nécessairement l’opinion de RLS.