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Tripoli, une Cité Etat au bord de la rupture

Article par Akram Kharief / RLS

Pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui dans les rues de Tripoli, il faut remonter quatorze ans en arrière. Depuis la chute brutale de Mouammar Kadhafi en 2011, la Libye vit dans un état de fragmentation politique chronique. Un État effondré, où les institutions n’ont jamais pu renaître, rongées par les rivalités locales, les intérêts extérieurs, et la logique de milices. La guerre, jamais véritablement terminée, est devenue une toile de fond. À Tripoli, on avait pris l’habitude du vacarme des pick-up armés, du silence pesant des arrangements  de couloir, et d’un équilibre basé non sur le droit mais sur la tolérance mutuelle entre seigneurs de guerre.

Mais cet équilibre-là, depuis quelques jours, commence à voler en éclats.

 

Le seigneur de Tripoli

 

Dans ce théâtre complexe, Abdel Ghani al-Kikli, surnommé “Ghneiwa”, est devenu une figure centrale. Commis de boulangerie du temps de Kadhafi et ancien détenu pour meurtre, cet homme originaire de Benghazi, devenu milicien, a su se bâtir un empire sécuritaire dans la capitale. À la tête de la fameuse “Autorité de soutien à la stabilité” (SSA), une milice armée de plus de 2000 hommes, il tenait Tripoli par le sud et son bastion d’Abou Salim, avec sa propre prison, ses propres lois et ses propres réseaux.
Ce pouvoir, il ne l’a pas conquis seul. Il l’a construit dans un système de dépendance réciproque avec les gouvernements successifs, qui ont vu en lui un garant de la paix urbaine. En 2016, sa milice est rattachée officiellement au ministère de l’Intérieur. En 2021, c’est le Premier ministre de transition, Abdelhamid Dbeibah, qui lui ouvre les portes du pouvoir économique en échange de loyauté politique. Ghneiwa devient alors plus qu’un milicien mais encore  un homme d’affaires de l’ombre, plaçant ses lieutenants à la tête de services névralgiques comme l’immigration, la sécurité intérieure, ou la gestion des bâtiments publics. Pour Dbeibah Ghneiwa était essentiel, la terreur qu’il insufflait dans la rue tripolitaine empêchait tout mouvement de protestation et figeait la situation politique.
Mais ce mariage de raison commence à s’éroder. Au fil du temps, les ambitions de Ghneiwa deviennent trop grandes, son réseau trop dense, son pouvoir trop visible. À l’inverse, Dbeibah, fragilisé sur le plan local et international, cherche à réaffirmer son autorité. Dans un contexte où les puissances occidentales poussent à la formation d’un gouvernement unifié, où son propre mandat arrive à expiration, le Premier ministre semble choisir une fuite en avant : la guerre.

 

L’heure du pari militaire

 

Ce qui s’est passé à Tripoli ces derniers jours n’est pas un simple accrochage entre factions. C’est une tentative brutale de reprise en main du pouvoir par la force. La manœuvre a été rapide. Une opération éclair, ciblée, visant à neutraliser Ghneiwa et à reprendre le contrôle d’Abou Salim. L’offensive, menée par la brigade 444, appuyée par des groupes alliés à Dbeibah, est un succès tactique. Ghneiwa est tué. Ses hommes, dispersés, en fuite ou arrêtés. Le quartier tombe. Mais la suite est un engrenage.

Ce coup de force déclenche une réaction en chaîne. Les milices de Misrata, longtemps tenues à l’écart, s’estiment trahies. Elles voient dans cette opération non seulement un danger pour l’équilibre militaire de la capitale, mais aussi une marginalisation politique de leur camp. D’autres acteurs, à Zaouia, Zenten ou Syrte, commencent à se mobiliser. Des colonnes de véhicules convergent vers Tripoli. Le feu a été mis à la plaine, et personne ne sait comment l’éteindre.
Les 72 heures qui suivent sont d’une intensité rare. Combats de rue, tirs d’artillerie, embuscades, enlèvements. Certaines milices se replient, d’autres avancent. La ligne de front est partout et nulle part. Les tripolitains, habitués à la tension, découvrent une ville à nouveau livrée à elle-même. Les écoles ferment. Les commerces aussi. Le bourdonnement des drones remplace celui des conversations. Le jour, on attend. La nuit, on survit.

 

Un pouvoir en décomposition

 

Ce qui frappe, dans cette séquence, c’est le vide politique absolu. Le gouvernement Dbeibah ne gouverne plus, il se défend. Son pari : prendre Tripoli de vitesse, éliminer les contestataires par surprise, et redevenir l’interlocuteur incontournable d’un processus politique qu’il ne contrôle plus. Mais cette stratégie se heurte à la complexité libyenne. Ici, chaque faction a ses réseaux, ses protections, ses ambitions.
La communauté internationale, qui pousse en coulisses à une solution politique et à des élections, assiste impuissante à cette déflagration. Elle sait que le problème n’est pas seulement à Tripoli : il est national. Car derrière la chute de Ghneiwa, se joue une recomposition bien plus vaste. Chaque groupe qui entre dans Tripoli espère avoir voix au chapitre si un nouveau gouvernement devait émerger. Chacun cherche à s’installer avant l’aube.
La fracture, désormais, traverse tout : les quartiers, les alliances, les familles même. Des tensions anciennes refont surface, entre Misrata et d’autres zones de l’ouest libyen ainsi qu’entre les anciens de la révolution et les nouveaux riches du chaos. Le tissu social est mis à nu. Et derrière les kalachnikovs, ce sont les rancunes qui parlent.

 

La tentation extérieure

 

Pendant que Tripoli s’enfonce, les regards se tournent vers l’Est. Là-bas, le maréchal Khalifa Haftar ne bouge pas… mais il observe. Des unités alliées à ses forces, issues de Syrte ou du Fezzan, s’approchent discrètement de la capitale. Et ce pas pour attaquer, du moins pas tout de suite. Mais pour être là, au cas où. Pour apparaître comme une alternative “raisonnable”, si le désordre devait se généraliser.
Haftar, silencieux mais présent, pourrait jouer la carte de la stabilité. Il sait que dans une Libye épuisée par dix ans de guerre, le discours de l’ordre a encore du poids. À condition de ne pas s’engager dans un nouveau bain de sang, il pourrait apparaître comme une solution. Un comble, mais une réalité. Deux jours après être apparu aux côtés de Vladimir Poutine et quelques semaines après sa réconciliation avec Ankara, Haftar voit le fruit mûrir lentement.
À l’inverse, la Turquie, soutien historique de Dbeibah, semble quant à elle désorientée. Ses relations avec plusieurs factions attaquées lors des récents affrontements compliquent sa position. Si Ankara décidait de retirer son appui au Premier ministre, le pouvoir de ce dernier risquerait de s’effondrer, ouvrant la voie à une recomposition totale du paysage politique.

Un système à bout de souffle

 

Ce qui s’effondre à Tripoli, ce n’est pas seulement une milice ou un gouvernement. C’est un mode de gouvernance fondé sur la survie, la rente et la violence. Depuis 2011, la Libye n’a pas été dirigée, elle a été gérée. Chaque acteur armé y a trouvé sa place, en échange de silence, de loyauté, ou de protection. Ce système avait ses règles tacites. Aujourd’hui, celles-ci ne tiennent plus.
La population le comprend. Elle n’attend plus rien de ce pouvoir-là. Elle sait que les hommes en uniforme ne défendent pas un projet de société, mais des parts de marché. Elle sait aussi que les promesses d’élections, répétées depuis dix ans, sont devenues des blagues cruelles.
Mais ce que personne ne peut prédire, c’est ce qui viendra après. Un cessez-le-feu fragile ? Une reprise de la guerre ouverte ? Une partition de fait du pays ? Ou un retour, temporaire, à une stabilité armée ?
Pour l’instant, Tripoli retient son souffle. Et le pays entier avec elle.

 

Chronologie des faits

 

12 mai 2025 : Assassinat d’Abdel Ghani al-Kikli, chef de l’Autorité de soutien à la stabilité (SSA), dans une opération menée par la brigade 444, fidèle à Abdelhamid Dbeibah. Début des affrontements armés à Tripoli, avec des tirs intenses dans le quartier d’Abou Salim et d’autres zones. Le ministère de l’Intérieur appelle les habitants à rester chez eux. Des colonnes de véhicules armés convergent vers la ville.

 

13 mai 2025 : Les combats se poursuivent, avec au moins six morts confirmés. Les milices de Misrata et d’autres régions, comme Zaouia et Zenten, se mobilisent, dénonçant une tentative de marginalisation par Dbeibah. Le gouvernement annonce la dissolution de certaines unités, comme la DCIM (Direction de la lutte contre la migration illégale), et nomme un nouveau chef pour l’Internal Security Agency. Les écoles et commerces ferment.

 

14 mai 2025 : Annonce d’un cessez-le-feu par le gouvernement, accompagné du déploiement d’unités neutres pour sécuriser la ville. Les combats diminuent, mais des opérations ciblées contre la Special Deterrence Force (SDF) se poursuivent. La trêve reste fragile.

 

15 mai 2025 : Reprise des affrontements, notamment entre la Radaa Force et la brigade 444 près du port. Les violences s’intensifient dans la journée, mais s’atténuent en fin d’après-midi, permettant la réouverture de quelques boulangeries. Les écoles restent fermées, et la Croix-Rouge libyenne rapporte la récupération de corps dans les rues.

 

16 mai 2025 : Aucune nouvelle majeure rapportée, suggérant une possible accalmie, bien que la situation demeure tendue.