De la colonisation à la Schengenisation
De la colonisation à la Schengenisation:
Esquisse d’une sociohistoire des migrations depuis le Maghreb vers l’Europe
Introduction
En étudiant le virage postcolonial qui, à quelques décennies des indépendances des pays du Sud de la méditerranée, donne lieu à l’émergence de la figure de l’immigré, nous n’appelons pas à une reconnaissance des droits ni à une intégration des anciennes colonies dans l’empire[1] post-colonial. L’objectif d’une généalogie de la frontière que vise cet article, sous sa forme européenne contemporaine, est de montrer comment ce qui se présente sous le signe de l’humanitaire, du régulateur et de la promotion de l’intégration et de la diversité est dans les faits une politique frontalière inhospitalière consciente du privilège accumulé depuis les temps coloniaux. En intégrant dans cette communauté postcoloniale inhospitalière les sociétés européennes, la politique des frontières fait le choix de reléguer des populations du sud à la marge et à l’immobilité – abstraction faite des nouveaux systèmes postcoloniaux autoritaires qui gouvernent ces populations.
Des figures intellectuelles comme Frantz Fanon et des sociologues engagés comme Abdelmalek Sayad, avaient alerté depuis la fin de l’ère coloniale contre cette ruse de l’histoire qui caractérise les milieux héritiers de cette pensée intégrationniste devenant un outil de quête de reconnaissance et séparant davantage les sociétés privilégiées d’autres exploitées. Renouant avec la méthode de la tradition fanonienne et de l’anthropologie politique[2], notre démarche est à la fois sociologique et politique. Nous visons ainsi à montrer les imbrications de l’hégémonie postcoloniale des anciennes métropoles usant de la frontière comme une arme contre les anciennes colonies et leurs sociétés civiles, ainsi que les transformations des subjectivités qui en découlent.
Se détourner d’une telle problématique en insistant sur des dimensions humanistes telle que « l’intégration » c’est oublier le droit de la libre circulation et le danger de la désintégration de l’immigré du point de vue de sa société d’origine et de manière globale la dé-subjectivation et la déflagration qui menacent l’ensemble de la société d’origine exposée à la politique des frontières. Par conséquent , c’est faire l’impasse sur ce qui se traduit en termes d’émigration, de conditions d’installation, d’interdiction de circulation, et plus généralement du désir d’occident fondé sur des politiques migratoires faites de sélections économistes et juridiques. Partant, une telle entreprise de dévoilement des logiques néocolonialistes qui trouvent dans les politiques frontalières une puissance répressive, ne dédouane nullement les luttes internes des sociétés dans le sud. Des luttes nécessaires pour la sortie de notre condition : en effet, c’est éviter la dualité de l’interne et de l’externe en montrant l’enchevêtrement des deux logiques qui aboutissent au statuquo.
Au-delà des précautions de méthode et d’épistémologie, l’urgence d’enquêter sur les continuums tracés par les politiques et les dispositifs frontaliers trouve sa raison d’être éthique dans la nécessité de montrer la responsabilité devant les crimes commis par le biais de ce pouvoir contemporain. La mort dans les zones frontalières a une histoire qui a vu le jour de manière évidente avec des dispositifs, comme le Visa Schengen, intégrateurs des uns (les citoyens de l’Europe) et désintégrateurs des communautés exposées à la mort et la disparition comme dans le cas des migrants dits irréguliers. Ces dispositifs prolongent une domination antérieure – à savoir la colonisation. Ils ont des acteurs et des porte-paroles, des militants et des espaces de la fabrique des discours xénophobes et racistes. C’est dans ce sens qu’il revient de comprendre la manifestation de la frontière, ses contours ainsi que ses effets afin de mieux poser le problème et de participer aux luttes contemporaines et à venir portées par les individus et les communautés à cet égard
[1] Sur le concept de l’Empire, nous nous référons aux travaux d’Antonio Negri et Michael Hardt qui abordent l’émergence de la « mondialisation » et de la nouvelle hégémonie occidentale après la chute du mur de Berlin à partir des « formes d’ordonnancement juridiques ». Les questions de la loi, du droit et des dispositifs juridiques (de l’exil au problème des migrants « sans-papiers ») sont en effet au cœur des politiques migratoires fermant les frontières devant le sud. Voir : Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Éd. Exils Essais, Paris, 2000.
[2] Sur le plan de la méthode, cet article suit les indications de Michel Foucault à propos de son travail se revendiquant à la fois de l’archéologie du savoir et de la généalogie des pouvoirs. Voir Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France 1977‑1978, Seuil, Paris, 2004.
S’agissant du travail envisagé à la suite de cet article et que nous avons également initié dans des publications antérieures dans le cadre d’un programme de recherche supporté par la Fondation Rosa-Luxembourg, il s’agit de renouer avec la méthode qui parcoure les travaux de penseurs critiques et engagés dans les luttes comme Frantz Fanon, Abdelmalek Sayad, Sylvain Lazarus et la méthode psychanalytique telle qu’enseignée par Sigmund Freud. Un point commun entre ces références que l’on peut prolonger par d’autres noms de Marx à Gramsci est sans doute la notion de l’enquête politique qui consiste à prendre au sérieux la décision et la pensée politique qui se trament dans les actes et les mots des gens qui sont à la fois acteurs des faits politiques observés et sujets des politiques hégémoniques et étatiques postcoloniales.