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Enquête sur les ouvrières du textile tunisien : les laissées pour compte de la fast fashion

Recherche par Olfa Belhassine
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Enquête sur les ouvrières du textile tunisien : les laissées pour compte de la fast fashion

 

 

85% des salarié.e.s du textile dans la région de Monastir sont des femmes. Il s’agit des petites mains de la fast fashion dont les conditions de travail sont des plus pénibles, voire des plus inhumaines dans l’univers de la sous-traitance en Tunisie. La suspension des Arrangements multifibres, depuis le début des années 2000, a aggravé encore plus les atteintes à leurs droits.

 Dans cette enquête, nous avons tenté de faite entendre leurs voix pas toujours audibles sous nos cieux. Récits de supplices et histoires de résistances.

 

Ksibet El Madiouni, un jour ensoleillé de février 2024. Il est midi passé de quelques minutes lorsque la petite ville, située à 10 km au sud de Monastir prend les couleurs des blouses des ouvrières du textile : rose, bleu, vert, mauve, blanc…Comme une estampille de l’affiliation des travailleuses à chacune des petites unités de confection de Ksibet El Madiouni. Des femmes, à la moyenne d’âge entre 20 et 40 ans investissent ici un bout de trottoir, là les escaliers d’une maison en construction, plus loin, un rondpoint. Elles déjeunent vite en papotant la bouche pleine de nourriture. Des mineures de 15-16 ans, des petites Cosettes, émergent parmi les duos et les trios d’ouvrières. Pas le temps de prendre vraiment le temps, ni même de se défaire de son tablier : elles n’ont qu’une demie heure pour leur pause déjeuner en plein air. Car dans ces petits ateliers de couture, rassemblant en moyenne une trentaine d’ouvrières, parsemant les quartiers d’habitation de Ksibel El Madiouni et spécialisés dans la sous-traitance pour des marques internationalement connues comme Zara, Diesel, Levis, Benetton, Tommy, Dolce &Gabbana, Guess, Max Mara, Gap, Darjeeling, IKKS, Hugo Boss, Ralph Lauren, Marco Polo… les réfectoires ont avec le temps changé d’affectation. Ils ont été transformés en des sites pour entreposer les coupons de tissus et de la marchandise prête à l’export.

« Elles sortent parce qu’elles ont également besoin de respirer l’air frais et de se réchauffer aux rayons de soleil. Beaucoup d’entre celles que nous avons interviewées, ont développé des allergies à la poussière, de l’asthme provoqué par les fibres du coton ainsi que des allergies aux produits toxiques utilisés pour teindre particulièrement les jeans. Apparaissent également très couramment chez ces ouvrières des troubles musculosquelettiques du fait de la rigidité de leur position pendant des heures face à leurs machines à coudre et sur des sièges inadaptés à la pénibilité de leur travail »,

témoigne Amani Allagui, coordinatrice des projets du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux de la section de Monastir. Une ONG, qui fait des droits des ouvrières du textile un sujet à la fois d’enquête de terrain [1] et de plaidoyer pour une meilleure prise en charge de leur accès à la santé.

Toutefois cette demie heure de pause, parfois grignotée par les patrons lorsque les commandes urgent à être livrées : « Leur temps est précieux et le nôtre est démuni de valeur », proteste Fadhila, 32 ans, salariée du textile à Ksibet El Madiouni[2],  ne leur fait pas oublier les pressions exercées sur elles à longueur de journée et particulièrement cette course au rendement optimum soigneusement chronométrée par la « cheffa », comme elles appellent leur supérieure. Et gare à la baisse de la cadence !

Mais comment font-elles les jours de pluie ou encore les midis de juillet-aout lorsque le soleil à son zénith, écrasant, assommant, tuant, transforme les rues, la ville entière en une fournaise ?

 

Des contingents de salarié.e.s à 85 % féminins

 

Les conditions de travail des salariées du textile de Ksibet El Madiouni ressemblent à s’y méprendre à celles de milliers d’autres ouvrières de ce secteur, qui prennent chaque matin, les chemins des usines de plusieurs délégations du gouvernorat de Monastir : Ksar Helal, Jemmal, Khniss, Bembla, Menzel Nour, Sayada, Lamta, Bouhjar, Teboulba, Touza et Sahline. Monastir (160 km au sud-est de Tunis) est le premier pôle de production textile en Tunisie où sont implantées 397 PME spécialisée dans la confection, dont 86,5% totalement exportatrices[3]. Soit plus du quart de l’ensemble des entreprises du secteur au niveau national. Avec 70,77 % des entreprises de textile, cette filière emploie dans ce gouvernorat, 44 625 salarié.e.s, dont une majorité de femmes, près de 85%, selon l’étude du FTDES sur les violations des droits économiques et sociaux des femmes travailleuses dans le secteur du textile de la région de Monastir. Parce que primo, la couture reste un métier genré en Tunisie. Secundo, ses salaires plutôt bas, sont culturellement considérés comme des revenus d’appoint pour les ménages. Ce qui, traduit dans la réalité actuelle, n’est pas toujours vrai. Et tertio, cette main-d’œuvre féminine, plutôt nécessiteuse, au niveau scolaire relativement bas.[4]a la réputation d’être peu encline à la contestation malgré le double joug de dominations patriarcales et capitalistes.

La filière du textile-habillement représente un levier de toute importance pour l’économie tunisienne avec une valeur d’exportation, qui a atteint 2,62 milliards de dinars (862,4 millions de dollars) au premier trimestre 2023, dépassant ainsi pour la première fois son niveau atteint durant la même période de 2019, a annoncé le ministère de l’Industrie, des Mines et de l’Énergie, dans un communiqué publié le mercredi 26 avril 2023[5]. Cependant ce secteur porteur reste totalement dépendant des marques et donneurs d’ordre européens. Ceux-là imposent aux sous-traitants locaux les exigences de qualité, de rendement, de délais et de rythme de travail coupés sur mesure sur le dictat de la fast fashion, dont les mots d’ordre sont : toujours plus vite, toujours plus de collections et de choix, à des prix toujours plus bas. Ce modèle, qui ne connait plus les saisons, a un impact catastrophique tant sur les ressources humaines, sur le dos desquelles d’énormes profits sont réalisés, les articles du prêt à porter sont vendus en magasin à partir de trois fois leur prix de confection[6]. que sur les ressources naturelles et essentiellement les nappes phréatiques de la région de Monastir épuisées par les gros volumes d’eau utilisés notamment pour le lavage des jeans[7].

 

Fin des Accords Multifibres, début du travail flexible

 

La Tunisie est devenue le paradis du textile pour des pays européens comme la France, la Belgique, l’Italie, l’Allemagne et l’Espagne, depuis la mise en place de la Loi n° 72-38 du 27 avril 1972, relative à la création d’un régime particulier pour les industries produisant pour l’exportation. Une loi, promulguée dès l’avènement d’une libéralisation de l’économie tunisienne après l’expérience socialisante et collectiviste des années 60, où l’Etat avait nationalisé l’import-export par la création d’offices publics. Elle avait pour ambitions de créer le plus grand nombre d’emplois, d’améliorer les recettes en devises et d’augmenter la croissance. L’implantation des entreprises nées à la faveur de la Loi 72 aux capitaux détenus à 60% par des étrangers

« Sera largement favorisée – toujours au nom de l’emploi érigé en absolu – par l’instauration d’un système de soutien financier et d’encouragements fiscaux [..]. A cet effet, une armada de textes législatifs et d’organismes spécialisés sera mobilisée (loi d’août 1974. FOPRODI, API, AFI…) » [8]

Le développement de la filière du textile de la sous-traitance a en plus été stimulé en 1976 par les Accords préférentiels multifibres avec l’Europe. Il s’agit d’accords à tendance protectrice à l’adresse de pays en développement comme la Tunisie, le Maroc, l’Egypte ou encore la République dominicaine, qui leurs permettaient de ne point subir la rude concurrence des gros fournisseurs pour exporter des quotas de vêtements vers les pays européens.

« L’Arrangement multifibres constituait une dérogation importante aux règles fondamentales du GATT, notamment au principe de la non-discrimination. Le 1er janvier 1995, il a été remplacé par l’Accord de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) sur les textiles et les vêtements qui met en place un processus transitoire en vue de la suppression définitive de ces contingents »[9]

En 2005, l’accord, que considère l’organisation Ethique sur l’Etiquette comme : « une rente artificielle […] pour les pays ayant bâti autour du textile une industrie qui dans d’autres conditions n’aurait pas été compétitive[10] » prend totalement fin. La Tunisie voit alors sa part du marché se restreindre comme une peau de chagrin, d’autant plus que comparé à la Chine qui exporte des produits finis, la Tunisie ne fait qu’assembler des tissus fabriqués ailleurs, procédé appelé le travail à façon.

« Il ne lui reste que l’alternative des petits paquets fabriqués en de très courts termes intéressant certaines marques. Chose que les géants chinois n’arrivent pas à assurer avec leurs très gros volumes de production », fait remarquer Amani Allagui.

L’étude du FTDES sur les Violations des droits économiques et sociaux des femmes… a bien démontré à quel point la suspension des arrangements multifibres avait entrainé des mutations au sein de la filière. Une évolution, qui a aggravé encore plus les atteintes aux droits des petites mains de la fast fashion.

« En 2009 une mise à niveau de la filière a bien eu lieu, soi-disant pour augmenter sa capacité concurrentielle. Or cet ajustement s’est fait uniquement sur le compte du maillon le plus faible de la chaine de production à savoir les femmes, qui y triment », affirme Mounir Hassine, directeur de la section du FTDES de Monastir.

L’amendement du Code du travail en 1996 a introduit le contrat à durée déterminée (CDD), qui instaure le travail flexible, voire précaire, et ouvre la voie aux licenciements abusifs. Aujourd’hui, toujours selon les dernières études du FTDES dirigées par Mounir Hassine, 85% des contrats des ouvrières du textile sont à durée déterminée, elles n’étaient que 50% à s’inscrire dans ce travail à caractère précaire en 2013[11]. D’autre part, la filière de l’habillement, qui employait jusqu’à 2007, 250 000 ouvrier.e.s a perdu  100.000 salarié.e.s. Probablement parti.e.s renforcer les rangs toujours plus massifs de ces nombreuses et clandestines unités de production informelles, qui pour leur plupart produisent pour le secteur… formel ! De minuscules entreprises ouvertes dans des garages ou des salons de maisons particulières, connues par leur environnement de travail et leur rémunération ne tenant compte d’aucune couverture sociale, ni d’aucune convention collective, ni encore d’aucune norme de sécurité du travail.

« Ce genre de contrat flexible donne des sueurs froides aux femmes, qui vivent dans l’angoisse d’être renvoyées pour la moindre défaillance. Le CDD les empêche de se syndiquer et de protester contre l’érosion de leurs droits « Travaille ou pars ! », se voient-elles répéter par leurs cheffas », témoigne Sémia, 55 ans, aujourd’hui à la retraite d’une usine de confection de vêtements pour hommes à Jemmal.

Semia fait partie des ouvrières « privilégiées », dit-elle, de la première génération des salariées de la Loi 72. Celles, qui ont été titularisées avant la fin des accords multifibres. « Un autre temps, un autre type de traitement des ouvrières », regrette-elle.

La flexibilité du travail tend à marquer le métier du prêt à porter, par le sceau de l’instabilité. Ses couturières migrant au cours de leur carrière, d’un atelier à l’autre, à la recherche de méthodes de management plus souples et de conditions de rémunérations plus décentes. La carrière totalement décousue de Malika, 45 ans, à force d’allers-retours entre l’usine, les séquences de repos et la chasse acharnée d’entreprises à visage humain en est l’exemple le plus patent.

Cette quête continuelle va toutefois se répercuter négativement sur le montant de leur pension, une fois atteint l’âge de leur retraite.

La retraite ? Raoudha, 30 ans, n’y pense absolument pas. Ce qui la préoccupe réellement c’est comment arriver à envoyer de l’argent mensuellement à ses vieux parents vivant de leur petit lot d’agriculture dans la campagne de Regueb, dans le gouvernorat de Sidi Bouzid. La jeune femme, au regard vert clair, vif et perçant creusé par des cernes violettes autour des yeux, a quitté sa ville natale depuis dix ans pour venir travailler dans une grande entreprise de textile à Ksar Helal, où affirme-t-elle : « les conditions sont globalement bonnes et la rétribution décente, 850 DT par mois ». Nous la rencontrons à la station des louages de Monastir, en son jour de congé. « Mon salaire presque transféré totalement à mes vieux parents, il ne me reste que des miettes pour vivre et payer la colocation de ma maison. Alors j’essaie de me débrouiller d’autres petits boulots, dont les ménages ».

Nahla Sayadi, responsable du service femmes, jeunesse et médias à la section de Monastir de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) raconte comment les femmes provenant des zones intérieures, plus nécessiteuses encore que celles des régions côtières, corvéables à merci, sont ramenées de leurs villages par les employeurs à coups de bus remplis à ras :

« La main d’œuvre des villes du Sahel est devenue plus exigeantes après 2011, donc moins docile pour les patrons. D’où le recours à cette filière, qui s’avère encore plus fragile. D’autant plus que certaines femmes se trouvant démunies après avoir envoyé leur mandat mensuel à la famille, recourent à la prostitution pour survivre. Un phénomène, que nous avons observé ici cette dernière décennie ».

 

[1] Mounir Hassine, Violations des droits économiques et sociaux des femmes travailleuses dans le secteur du textile, FTDES, 2014 In https://ftdes.net/violations-des-droits-economiques-et-sociaux-des-femmes-travailleuses-dans-le-secteur-de-textile-monastir__trashed/

[2] Les ouvrières du textile ont pour leur majorité requis l’anonymat. Nous avons donc changé leurs prénoms et caché leurs noms

[3] Responsabilité des entreprises en matière des droits humains. Etude exploratoire sur le secteur du textile dans le gouvernorat de Monastir, ASF, Mai 2023. In  https://asf.be/publication/responsabilite-des-entreprises-en-matieres-des-droits-humains-etude-exploratoire-sur-le-secteur-du-textile-dans-le-gouvernorat-de-monastir

[4] Ibid, Hassine In https://ftdes.net/violations-des-droits-economiques-et-sociaux-des-femmes-travailleuses-dans-le-secteur-de-textile-monastir__trashed/

[5] https://maghrebemergent.net/tunisie-hausse-importante-des-exportations-du-textile/.

[6] Voir Documentaire : Zara : Infiltrés chez la marque numéro un du prêt à porter https://www.youtube.com/watch?v=HjBcMHmWnwU&t=3s&ab_channel=DocumentaireSoci%C3%A9t%C3%A9

[7] Documentaire : Zara : Infiltrés chez la marque numéro un du prêt à porter

[8] Hassine Dimassi et Hédi Zaiem : L’industrie : mythe et stratégies, In Tunisie au présent. Une modernité au-dessous de tout soupçon ? https://books.openedition.org/iremam/2558?lang=fr

[9] Le dico du commerce international. https://www.glossaire-international.com/pages/tous-les-termes/arrangement-multifibres-amf.html

[10] La fin des Accords Multifibres, Etique sur l’Etiquette. https://ethique-sur-etiquette.org/IMG/pdf/syntheseESE_AMF.pdf

[11]  https://ftdes.net/violations-des-droits-economiques-et-sociaux-des-femmes-travailleuses-dans-le-secteur-de-textile-monastir__trashed/