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L’Algérie entre la répression contre-révolutionnaire et l’espoir en une nouvelle étincelle

Article par Sofian Philip Naceur/RLS

Le boycott massif des élections et l’intensification de la violence policière éclipsent les élections législatives en Algérie.

Les vagues de répression pendant ces derniers mois ont presque entièrement obligé le Hirak à cesser ses manifestations. De vifs rassemblements anti-régime se poursuivent uniquement en Kabylie. L’opposition est soumise à une forte pression et se retrouve dos au mur. La tentative du régime de restaurer la légitimité des dirigeants politiques officiellement au pouvoir par l’élection d’un nouveau parlement a certainement échoué. Toutefois, les résultats des élections montrent que la classe dirigeante ne considère plus les concessions envers l’opposition comme nécessaires. Une intensification des représailles de l’état est imminente. Dans ce contexte, le Hirak doit d’urgence reconquérir les espaces publics afin d’éviter d’être envahi par les politiques contre-révolutionnaires mises en place par l’armée algérienne.

Violence policière à l’encontre des protestataires, arrestation de centaines d’activistes, de journalistes et de manifestants, gestes menaçants et intimidation de la société civile, des représailles contre les commentaires critiquant le régime sur les réseaux sociaux, des procès demandant la dissolution de 3 parties de l’opposition et une ONG, et même des allégations liées au terrorisme à l’encontre des journalistes et activistes; le régime algérien, devenant de plus en plus autocrate, cherche indubitablement pendant ces derniers mois à réprimer le mouvement de protestation– principalement appelé ‘Hirak’ (mot arabe signifiant ‘mouvement’) en Algérie. Avant les élections législatives controversées du 12 juin, les autorités ont augmenté la pression sur le Hirak et les organisations de la société civile associées au mouvement.

Juste après la décision du président Abdelmajid Tebboune de dissoudre le parlement et tenir des élections anticipées en mars, la police et les autorités judiciaires ont augmenté leurs actions contre les protestations du Hirak qui a pu gagner un afflux important depuis février 2021. Ce phénomène est tout sauf nouveau puisque le régime a déjà intensifié ses représailles à l’approche des élections présidentielles de 2019 et le référendum constitutionnel de 2020 dans le but d’intimider les protestataires, forcer le Hirak à quitter la scène publique et, ainsi, prévenir les actions perturbatrices prévisibles des opposants du régime le jour des élections. Mais contrairement à 2019, les généraux qui tiraient les ficelles en coulisses ont lâché la bride aux forces policières tôt avant les législatives de 2021.

Le Hirak et l’opposition avaient appelé au boycott des élections en partie à cause des représailles. Les activistes du Hirak ont tenté de résister à la violence policière galopante et maintenir la pression sur le régime en organisant des protestations. Mais en mai, les forces de police ont réussi à disperser les manifestations du Hirak violemment et même les empêcher de se rassembler pour la première fois depuis le soulèvement populaire de 2019. Depuis lors, les manifestations hebdomadaires des étudiants et les protestations du vendredi qui sont d’ailleurs d’une importance particulière et symbolique pour le Hirak −d’habitude elles se déroulaient simultanément dans plusieurs quartiers à travers la capitale avant de converger vers le centre-ville− sont systématiquement réprimées puisque les forces de police ont déjà dispersé les foules des endroits auxquels elles se rassemblent en premier lieu. Donc, la police a réussi à empêcher entièrement les manifestations d’Alger. Néanmoins, d’importantes manifestations se poursuivent régulièrement, mais seulement à Béjaia, Tizi Ouzou et autres régions de Kabylie, majoritairement habitée par des Berbères et du bastion de l’opposition.

« Pas d’élections avec le gang »

En dépit des violentes représailles à l’encontre des manifestants, les élections se sont déroulées dans une ambiance tout sauf calme et sans ennui. Un jour avant le vote, d’importantes manifestations ont eu lieu en dehors de la Kabylie pour la première fois depuis des semaines, entre autres à Sétif et Mostaganem. Des jeunes ont été provoqués par des arrestations pendant la nuit et des affrontements avec les forces de la police au jour du scrutin dans plusieurs villes dans les provinces de Bouira et Béjaia. Pendant ce temps, les électeurs algériens ont principalement réagi aux appels au vote par l’indifférence ou par le boycott actif. Des dizaines de bureaux de vote en Kabylie ont été pris d’assaut par les protestataires, les urnes ont été volées et les bulletins de vote ont été jetés dans les rues et même brûlés. En raison de ces évènements, les élections n’ont pratiquement pas pu avoir lieu à Tizi Ouzou et Béjaia. A l’instar des votes précédents, les opposants des élections se sont rassemblés dans les rues dans plusieurs villes à travers l’Algérie, se sont alignés devant les poubelles et y ont symboliquement jeté des bulletins de vote préparés par eux-mêmes.

Toutefois, avec les élections législatives, les généraux ont œuvré pour la restauration officielle de la façade pseudo-démocratique du pays. Néanmoins, l’assemblée nationale nouvellement élue manque de légitimité puisque le vote n’était ni libre ni transparent. Conformément au célèbre slogan ‘Makesh intikhabat maa el 3issabat’ (expression arabe signifiant ‘Pas d’élections avec le gang’), omniprésent aux manifestations du Hirak pendant des semaines, les électeurs se sont largement abstenus du vote. Selon les statistiques officielles, le taux de la participation électorale n’a été que de 23% et a ainsi atteint un niveau plus bas que jamais. Même ce chiffre pourrait avoir été gonflé, selon les déclarations de l’opposition à l’encontre de l’Autorité Nationale Indépendante des Elections (ANIE), dont les membres sont tous nommés par le président sans aucune supervision indépendante. Les partis d’opposition ont évidemment qualifié le scrutin de ‘farce’. ‘La fraude électorale est le moyen privilégié de la cooptation et du maintien au pouvoir de la clientèle du régime’, peut-on lire dans la déclaration du Rassemblement de la Culture et la Démocratie (RCD), parti d’opposition libéral de gauche.

Retour d’une « alliance présidentielle »?

Pendant ce temps-là, la fraude électorale qui semble être renouvelée et systématique, les campagnes de boycott fructueuses menées par le Hirak ainsi que l’opposition et les représailles qui s’abattent sur les militants du Hirak depuis des mois ont presque rendu les résultats des élections une affaire mineure. Les résultats étaient tout de même surprenants puisque deux anciens partis principaux du régime, Le Front de Libération Nationale (FLN) et le Rassemblement National Démocratique (RND), ont obtenus des résultats inattendus, bien qu’ils soient profondément discrédités auprès de la société algérienne. L’ancien parti d’unité, le FLN, qui a été au pouvoir presque sans cesse depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962, est rentré au parlement avec 98 des 407 sièges, prenant ainsi la tête du vote. Le RND a remporté 58 sièges. Cependant, la haute performance prévue pour le camp islamo-conservateur coopté par le régime ne s’est pas concrétisée. Le président du parti islamo-conservateur Mouvement de la Société de la Paix (MSP), Abderrezak Makri, avait même partagé son espoir en une victoire électorale avant le vote. Bien qu’il ait obtenu seulement 65 sièges, le parti – officiellement au pouvoir dans une coalition avec le FLN et le RND entre 2002 et 2012 – a été loin de réaliser ses propres attentes. Le parti dérivé du MSP, el Bina, a remporté 39 sièges, 48 sièges pour le parti nationaliste Front El Mostaqbal (Front de l’avenir) et 84 pour des listes indépendantes.

Un tel résultat n’aurait presque surpris personne avant le début du soulèvement national populaire contre le pouvoir en place en février 2019. Etant donné la mauvaise réputation du FLN et RND, le résultat des élections est étonnant, voire inquiétant. Le régime semble ne plus estimer qu’offrir des concessions politiques soit nécessaire. En ce qui concerne le nouveau gouvernement, cela implique également que les partis ouvertement visés par le soulèvement massif pourraient être de nouveau chargés de former le gouvernement. Il n’est même pas exclu qu’une coalition entre le FLN, le RND et le MSP, soutenue à l’époque par l’ancien président Abdelaziz Bouteflika, soit relancée.

Il n’est encore pas clair si cette prédiction se réalisera ou pas, en partie parce que l’ancienne base de pouvoir de Bouteflika est confrontée à la concurrence au parlement. Une semaine après le vote, le porte-parole de la liste ‘indépendante’ et affilée à l’armée Muraille Solide (El Hisn El Matin), Yacine Merzougui, a annoncé lors d’une conférence de presse tenue en Alger la formation d’une « alliance parlementaire » après des pourparlers avec des représentants d’autres partis et des députés. Son objectif est « l’accélération de la mise en œuvre du programme du président ». Selon Merzougui, la liste a remporté 24 sièges et se considère en tant que concurrent principal du FLN et une ‘force efficace dans la voie du changement réel’. Depuis des mois, Merzougui bénéficie d’une tribune dans les médias algériens contrôlés par l’état, alors qu’il ne cache pas sa position favorable envers l’armée. On ne sait toujours pas quel clan politique du régime soutient la liste et quelles sont ses ambitions, mais le tir à la corde autour du poste de premier ministre d’Algérie pourrait tôt ou tard révéler une idée sur la lutte actuelle obscure pour le pouvoir au sein du régime.

Soulèvement populaire et riposte contrerévolutionnaire

Entre temps, le pays est toujours coincé dans une impasse politique. Les élections législatives et la résistance continue du Hirak contre le régime qui devient de plus en plus autoritaire montrent clairement que la crise politique de l’Algérie est tout sauf terminée. La crise a déjà surgi en février 2019. Juste après que « l’alliance présidentielle » dirigée par le FLN et le RND a de nouveau désigné Bouteflika comme chef d’état pour un cinquième mandat dans les élections présidentielles, des manifestations spontanées se sont déclenchées en Kabylie et plusieurs autres villes à travers l’Est algérien contre la candidature renouvelée du président souffrant, cloué à sa chaise roulante depuis qu’il a subi un accident vasculaire cérébral (AVC) en 2013.

En seulement quelques jours, ces manifestations se sont vite transformées en un mouvement massif impressionnant qui s’est rapidement propagé à travers le pays entier et a mobilisé presque toutes les classes sociales, demandant la démission immédiate de Bouteflika et la fin du système politique obscur érodé par la corruption et le népotisme. « Makesh al khamsa ya Boutefika » (signifiant « pas de cinquième [mandat], Bouteflika ») a résonné dans les rues algériennes pendant des semaines. Six semaines après le début de la révolte massive, toujours pacifique, l’armée dirigée à l’époque par le chef d’état-major Ahmed Gaid Salah a contraint Bouteflika à démissionner. Cependant, les protestations se sont poursuivies à travers l’Algérie et se sont désormais menées contre l’armée elle-même. Le Hirak n’était pas satisfait du remaniement cosmétique du pourvoir politique du pays promu par Gaid Salah. Le nouveau slogan principal du Hirak devient ainsi « Yetnahaw Ga3 » (expression arabe signifiant « qu’ils partent tous »).

Malgré les protestations massives anti-régime persistantes à travers le pays, la direction de l’armée a orchestré des élections présidentielles en décembre 2019 et malgré le faible taux de participation et la fraude électorale évidente, l’armée a désigné Abdelmajid Tebboune, un allié ardent de Gaid Salah, et ancien premier ministre, au poste le plus puissant de l’état. Les protestations se sont poursuivies tout de même et se sont seulement interrompues par la pandémie de Covid-19. Après que le Hirak a arrêté ces manifestations hebdomadaires en Mars 2020 suite à la crise sanitaire, les autorités ont de nouveau durci leurs représailles à l’encontre du Hirak. Même après une interruption de onze mois et plusieurs vagues d’arrestations incontestées à l’encontre des activistes, le mouvement a réussi à se mobiliser de nouveau dans les rues à l’occasion du deuxième anniversaire du Hirak, déclenchant ainsi une nouvelle vague de protestations.

Mais peu de temps après, Tebboune a annoncé la tenue des élections législatives anticipées et a encore une fois lâché la bride aux forces policières et autorités judiciaires algériennes. Les appels au boycott et les protestations contre les élections ont révélé que le scrutin n’est qu’une manœuvre pseudo-démocratique, pourtant au début ces actions mêmes se sont déclenchées contre les dirigeants du régime. Tebboune a néanmoins tenté de dédramatiser la résistance du Hirak contre le vote et a déclaré au journal français Le Point que le Hirak a perdu sa légitimité. C’est seulement une minorité qui refuse les élections, a-t-il déclaré. Cette rhétorique n’est en aucun cas nouvelle. Déjà à l’approche des élections présidentielles de 2019, des policiers tabassaient des manifestants, tandis que des représentants du régime fanfaronnaient sur une prétendue majorité silencieuse qui soutient le gouvernement. Mais contrairement à ce qui se passe aujourd’hui, de remarquables manifestations ont eu lieu dans plusieurs parties d’Algérie pendant les élections de 2019. Aujourd’hui, le régime est en train d’exploiter de sang-froid la faible présence du Hirak dans la rue afin de mettre fin à la dynamique révolutionnaire restante dans le pays.

Une répression systématique à l’encontre de la résistance civile

Le Hirak semble s’aventurer sur un terrain glissant face à cette vague continue de représailles. Après que la récente et plutôt faible mobilisation du mouvement a une fois de plus dévoilé le talon d’Achille du Hirak, le régime n’a laissé aucun doute depuis des mois sur son intention d’exploiter cette faiblesse à tout prix. Les représailles sont de plus en plus violentes et visent désormais les organisations établies de la société civile. Pendant que les manifestations sont confrontées par un violent déploiement sans précédent des forces policières dans la rue, des arrestations ciblées des militants, journalistes et personnalités de l’opposition sont désormais en forte augmentation. Des avocats également, organisés dans des coopératives locales, qui se sont présentés pour offrir une assistance juridique aux prisonniers politiques, sont devenus eux-mêmes une cible pour les autorités. Depuis Mars, le nombre des prisonniers politiques est passé de quelques dizaines à un total de 261 (au 22 juin 2021), selon le Comité National pour la Libération des Détenus (CNLD). Le CNLD lui-même est désormais ciblé par les représailles de l’état puisque les autorités ont temporairement arrêté plusieurs de ses activistes peu après les élections. Les grèves de la faim des détenus politiques ont aussi considérablement augmenté depuis le début de l’année. 80 prisonniers politiques ont fait une grève de la faim collective début juin, dans la fameuse prison El Harrech, en Alger.

Pendant ce temps, les manifestants arrêtés sont de plus en plus menacés, intimidés et voire torturés en détention. Alors qu’il n’y avait initialement que quelques cas en 2019 et 2020 d’activistes détenus signalant des agressions aux postes de police, le nombre de ces rapports a extrêmement augmenté en 2021. L’un des cas les plus marquants est celui de Walid Nekiche. Cet étudiant a été arrêté fin 2019 et a dénoncé des agressions sexuelles au poste de police au début de l’année 2021. Les autorités ne font plus preuve de retenue à l’égard des activistes plus connus. Le journaliste Said Boudour, déjà arrêté plusieurs fois à Oran, une ville à l’ouest de l’Algérie, depuis 2019, a aussi déclaré peu après sa dernière arrestation en Avril qu’il avait été tabassé, menacé et maltraité en détention. La société civile d’Algérie a tiré la sonnette d’alarme depuis des mois maintenant, puisque ces plaintes déclenchent le souvenir des pratiques de torture exercées par l’appareil sécuritaire algérien pendant la guerre civile dans les années 90s.

En même temps, les autorités poursuivent de plus en plus les critiques de la liberté d’expression du régime sur les réseaux sociaux et prennent des mesures à l’encontre des partis opposants et des ONGs associées avec le Hirak. Après que la police a fait une descente à l’office de SOS Culture Bab el Oued, localisé dans un quartier populaire á Alger et a accusé l’organisation « d’activités subversives » et de « financement étranger » non autorisé, le ministère de l’intérieur a déposé une requête demandant la dissolution du Rassemblement Actions Jeunesse (RAJ), une association de jeunes connue et affiliée au Hirak. En outre, trois partis d’opposition associés avec le mouvement risquent d’être mis hors la loi. Les partis suivants sont également concernés par des procédures pareilles: le Parti Socialiste des Travailleurs (PST), le Mouvement Démocratique et Social (MDS) de gauche dirigé par Fethi Ghares ainsi que l’Union pour le Changement et le Progrès (UCP) libérale, présidée par la célèbre avocate Zoubida Assoul.

Une répression « légalisée »

Mais ce qui est vraiment inquiétant n’est pas seulement la montée extrême des représailles à l’encontre de l’opposition ou du Hirak, c’est plutôt l’adoption ou la modification de plusieurs lois au parlement depuis 2020, suite à une pression exercée par le gouvernement, ouvrant potentiellement la voie à l’oppression de toute forme d’opposition ou de critique du régime à long terme. Le régime semble renforcer systématiquement des lois afin de légaliser la répression continue et imminente du Hirak et l’opposition, et créer de nouveaux mécanismes de représailles contre les critiques du régime. Peu après l’épidémie du Covid-19, le gouvernement algérien a adopté deux législations, accordant les autorités des moyens supplémentaires pour gérer et restreindre les critiques en ligne de la liberté d’expression du régime. Ces lois contre la discrimination et le « discours de haine », formulées d’une manière vague, pourraient également être utilisées contre les médias en ligne connus pour leur positions critiques à l’égard du gouvernement, puisqu’elles entraînent une incarcération pouvant aller jusqu’à dix ans pour diffusion de contenu discriminatoire via « des sites ou comptes électroniques ».

En plus, l’amendement au code pénal criminalise tout discours « portant atteinte à l’ordre et sécurité publics » ou menaçant « la sécurité de l’état ou l’unité nationale ». Les infractions correspondantes peuvent entraîner une peine allant jusqu’à 3 ans, tandis que la loi considère comme délit toute réception de fond étranger si ce dernier porte atteinte à « la sécurité de l’état », « l’unité nationale » ou « les intérêts fondamentaux de l’Algérie ». L’amendement au code pénal est particulièrement considéré comme une attaque grave à la liberté d’expression et liberté de la presse. L’ONG Reporters sans Frontières (RSF) a démoli « ce projet de loi draconien et vaguement formulé » qui vise à « censurer et intimider les médias en ligne et les internautes » et « à renforcer l’injonction au silence sur la liberté de la presse », a déclaré RSF dans un communiqué.

Les dernières tentatives des autorités de jeter le discrédit sur le Hirak et les organisations ou individus associés au mouvement en évoquant des accusations liées au terrorisme risquent d’avoir de graves conséquences. Depuis 2020, les représentants du régime ont indiqué à maintes reprises que les groupes actifs au sein du Hirak devaient être considérés comme organisations terroristes. Bien que cette déclaration ait été initialement rhétorique, en Avril 2021, les procureurs d’Oran ont officiellement accusé deux journalistes, Said Boudour et Jamila Louki, ainsi que Kaddour Chouicha, un défenseur des droits de l’Homme et neuf autres accusés d’être membres d’une organisation terroriste. En juin, le régime a approuvé un nouvel amendement au code pénal, élargissant la définition du terrorisme en droit algérien et ouvrant ainsi la voie à la création « d’une liste nationale de personnes et d’entités » que l’état devrait classer comme « terroristes ».

Un peu avant tout cela, le mouvement islamiste Rachad, principalement basé en Europe et en Amérique du Nord, ainsi que le mouvement pour l’Autodétermination de la Kabylie (MAK), créé en 2001 et se serait infiltré par le service de renseignement, avaient été classés par les autorités algériennes comme « organisations terroristes ». Alors que les allégations de terrorisme contre les groupes islamistes semblent plutôt être une manœuvre stratégique, l’utilisation étendue d’accusations liées au terrorisme par le régime cible principalement la Kabylie et les puissantes manifestations du Hirak, qui se poursuivent d’une fureur toujours aussi intense dans la province. Déjà depuis 2019, les dirigeants du régime utilisent de plus en plus une rhétorique sectaire visant à diviser le Hirak et l’opposition selon des affiliations ethniques afin de monter les berbères et les arabes les uns contre les autres. Le régime tente intentionnellement de provoquer et de radicaliser l’opposition kabyle et reproduit d’une façon flagrante les tactiques appliquées autrefois par le régime colonial français en Algérie.

La lutte pour le pouvoir au sein du régime persiste encore

Alors que le régime dirigé par l’armée unanimement s’en prend au Hirak, une féroce lutte pour le pouvoir entre les différentes factions de la classe politique obscure et fragmentée est toujours aussi intense. Cependant, il est difficile de savoir à quel point l’élite dirigeante s’est réorganisée depuis la mort imprévue de l’ancien chef de l’armée Gaid Salah en décembre 2019. Sa fraction a rapidement pris la tête du régime après que le soulèvement populaire a eu lieu en début de 2019 et progressivement écarté des clans rivaux qui se battaient pour l’influence politique et les privilèges économiques dans le sillage de la révolte. Gaid Salah est considéré avoir un rôle déterminant derrière la décision de l’armée d’écarter Bouteflika et son entourage du pouvoir ainsi que les neutraliser à travers d’innombrables arrestations et des actions en justice liées à la corruption. A cette époque, la justice s’est également attaquée contre Mohamed Mediène dit Tewfik, l’ancien chef du Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS) algérien, auparavant réputé comme intouchable et l’a traîné résolument, ainsi que certains de ses alliés, devant les tribunaux algériens.

Juste après que Tebboune, l’allié ardent de Gaid Salah a pris la succession de la présidence de l’Algérie en 2019, le chef de l’armée est soudainement décédé. Peu après, la justice militaire a commencé à prendre des mesures contre les personnalités affiliées au régime de Gaid Salah. Le chef d’état-major était devenu de plus en plus puissant depuis la destitution de Bouteflika et avait ouvertement montré son intérêt au leadership au sein de la classe politique, mais pas sans déclencher une résistance dans la classe dirigeante. Plusieurs officiers militaires de haut rang, considérés proches de la fraction de Gaid Salah, ont fui l’Algérie peu après sa mort, tandis que d’autres sont en cours d’être jugés dans les tribunaux militaires depuis lors.

Aujourd’hui, le nouveau chef d’état-major Said Chengriha est incontestablement le nouvel homme fort de l’armée, même si ses ambitions restent floues. Les autorités judiciaires continuent à sévir contre les anciens alliés de Bouteflika, sous sa direction, alors que d’autres personnalités du régime incarcérées ont été libérées et innocentées. Pendant ce temps, la fraction du régime de Mediène semble avoir été réhabilitée en coulisses, du moins partiellement, ce qui offre à Chengriha des options pour continuer à faire pression sur Tebboune et préserver les intérêts de l’armée et services de renseignement. Les élections législatives et l’imminente formation d’une nouvelle coalition sont des facteurs clés pour cette lutte acharnée pour le pouvoir au sein de la classe dirigeante puisqu’elles ouvrent la voie à une nouvelle trêve entre les différents clans du régime. Si Tebboune et Chengriha ne parviennent pas à un compromis, une intervention de l’armée serait possible. Le fait que Chengriha ait apparu en civil, à plusieurs reprises, sur les plateaux algériens, alors que Tebboune a été hospitalisé en Allemagne pendant des mois en 2020, pourrait être perçu comme un signe pour ses ambitions politiques.

A la croisée des chemins: une dictature militaire ou un nouvel élan pour le Hirak?

La dynamique révolutionnaire en Algérie n’est pas encore arrivée à son terme. Mais le Hirak et l’opposition n’ont plus beaucoup de temps vu que les querelles entre les élites du régime semblent avoir été transformées avec succès en un bras de fer plus ordonné. Les élections législatives ont montré clairement que le régime s’en tient à son approche intransigeante et qu’il ne considère pas les concessions à l’égard de l’opposition algérienne comme nécessaires. La faible présence du Hirak dans la rue a redonné à la classe politique sa confiance en soi. La direction de l’Etat et celle de l’armée, réalignées, semblent être déterminées à défendre leurs privilèges politiques et économiques et pour cela, elles envisagent même de provoquer une confrontation ouverte avec l’opposition en Kabylie.

Les propos d’incitation et de provocation des hauts représentants de l’armée et des fractions civiles du régime contre la région traditionnellement rebelle devraient donc être considérées comme extrêmement dangereuses. Cependant, elles semblent avoir été lancées et exploitées délibérément afin de diviser le Hirak et l’opposition, de les affaiblir et de garantir le monopole du régime sur l’accès aux vastes revenus provenant des exportations de pétrole et de gaz de l’État. Dans ce contexte, le Hirak doit de toute urgence sortir de son apathie actuelle et reconquérir les espaces publics à tout prix. Mais avant tout, le Hirak doit se structurer, comme l’a souligné le professeur Rachid Ouaissa de l’université de Marbourg dans une interview accordée peu après les élections. Il fait référence au débat continu sur la formation d’un “gouvernement provisoire”, qui serait non seulement un “grand pas” mais aussi une “déclaration de guerre” au régime.

Selon une analyse de l‘Institut du Caire pour les études des droits de l’Homme (CIHRS), « la répression a empêché le Hirak d’envisager une coopération avec le régime ». Les effets combinés de la pandémie de Covid-19, du « système politique fermé » de l’Algérie et de « l’espace civique restreint » ont empêché le Hirak de coopérer avec le régime et de construire un mouvement structuré, selon le CIHRS. Aujourd’hui, seuls la Kabylie et la diaspora algérienne en Europe et en Amérique du Nord sont considérés comme des atouts du mouvement. Cependant, afin d’exercer une pression sérieuse sur le régime algérien, voire de l’ébranler à nouveau, d’autres actions sont nécessaires.

Pour les développements à venir en Algérie et pour sortir de l’impasse politique actuelle, deux facteurs sont d’une valeur importante : le soutien des gouvernements européens au régime militaire d’Alger et la manière dont la crise sociale et socio-économique se traduira tôt ou tard par des grèves et des protestations sociales. Si le Hirak parvient à inclure et à intégrer activement les actions des travailleurs industriels dans le mouvement, l’opposition pourrait regagner du terrain et déclencher à nouveau une puissante dynamique dans les rues algériennes. De vigoureuses protestations sociales en 2017 et 2018 ont précédé le soulèvement populaire de 2019 et se sont intensifiées à nouveau de plus en plus depuis fin 2020. Le mouvement des chômeurs récemment réapparu dans la province d’Ouargla, dans le sud de l’Algérie, en mars, ou les protestations des pompiers algériens à Alger, violemment dispersées par les forces de police, ont clairement montré que la résistance civique contre les politiques économiques et sociales menées par le régime a le potentiel de défier à nouveau l’ordre politique actuel. Un article publié dans le journal militaire El Djeich, qualifiant les protestations des pompiers de “suspectes” et de “complot” de “parties hostiles au pays”, a indiqué que le régime considère les protestations sociales comme significatives et potentiellement menaçantes pour le statu quo.

Mais la classe politique algérienne s’est également préparée à une autre confrontation possible avec le Hirak et l’opposition et peut être rassurée du soutien des gouvernements européens. Malgré le soulèvement massif, les autorités policières algériennes n’ont cessé d’expulser des immigrants et des réfugiés africains vers le Niger et le Mali presque sans interruption depuis 2019, un acte flagrant de violation des droits de l’Homme internationaux et des droits des réfugiés, se positionnant ainsi comme un partenaire fiable pour l’Europe en ce qui concerne la politique européenne de migration et d’externalisation des frontières. Au vu des exemples de la Turquie et de l’Égypte, le régime d’Alger est rassuré que les violations des droits de l’Homme à l’encontre de la population algérienne ne seront scandalisées par les gouvernements européens que de manière limitée, lorsque la police algérienne adhère à ses pratiques d’expulsion illégale.

Afin d’obtenir une marge de manœuvre supplémentaire, le régime dirigé par le président Tebboune et le chef de l’armée Chengriha a approuvé une réforme constitutionnelle en novembre 2020. La révision constitutionnelle permet à l’Algérie, pour la toute première fois de son histoire, de déployer des soldats à l’étranger. Cette rupture du tabou offre notamment à la France et à l’Allemagne la possibilité de retirer leurs propres troupes déployées dans la région du Sahel en crise – notamment au Niger et au Mali – pour les remplacer par des unités algériennes. Peu après l’annonce du président français Emmanuel Macron de la fin de la sanglante mission Barkhane dans la région et presque simultanément aux élections législatives algériennes, Chengriha s’est rendu à Paris pour des consultations concernant la situation au Mali. Alors que le ministère algérien de la Défense a réprimandé les propos présentant cette visite comme une ‘mission secrète’, le moment choisi pour la visite de Chengriha en France doit être au moins considéré comme douteux. Les rumeurs concernant la construction présumée par la France d’une base militaire dans le centre du Mali, destinée à l’armée algérienne, ne font qu’apporter de l’eau au moulin des spéculations correspondantes.

 

Photo prise en février 2021 : des manifestants du Hirak protestent contre les élections législatives anticipées, pour l’indépendance du pouvoir judiciaire et la libération des prisonniers du Hirak.

Crédit photo: picture alliance / abaca | Ammi Louiza/ABACA

 

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